— Enlève voir ta casquette, a fait le gros Pierrot.
Je n’ai pas bronché, continuant de piloter le bolide à la recherche d’une attitude à adopter.
Il m’a arraché la bâche américaine du gazon.
— Allez, arrête ! a-t-il fait…
Pour toute réponse j’ai appuyé sur la rondelle. La vitesse est sortie du pot d’échappement comme d’un tube de pâte dentifrice, l’aiguille a fait un saut sur le quatre-vingt-cinq, ce qui représente un drôle de maxi pour un camion pareil.
— Arrête, nom de Dieu de fumier ! a hurlé Pierrot.
— Ta gueule !
Alors il a perdu un peu la boussole, le gros. Il m’a balancé un taquet sur la pommette droite. Et il était pas manchot. Il m’a semblé qu’une Alfa-Roméo venait de me rentrer dans la gueule à cent soixante.
J’ai freiné sec. Le camion a hurlé d’une façon déchirante et s’est immobilisé à cinquante centimètres d’un pylône à haute tension.
Tandis que je procédais à la manœuvre d’arrêt, Pierrot ne perdait pas son temps. A grands coups de pistons qu’il me bigornait. Il tapait du droit, son gauche étant bloqué contre moi. Sa monstrueuse paluche dure comme un caillou m’arrivait au petit malheur dans les dents, sur les tempes, partout.
— Tiens, salaud ! grondait le chauffeur… Tiens, fumier !
J’avais hâte d’être débarrassé de ce volant. Enfin, lorsque le convoi a été immobile et que le bruit de la nuit a empli la cabine de sa grande rumeur triste, je me suis mis au boulot moi aussi. Le fameux « coup de rouge » qui m’avait pris la nuit précédente dans la piaule de la grosse pute s’est emparé de moi. Je n’ai plus senti les dures phalanges de Pierrot sur ma face. J’ai dégagé mon gauche et le lui ai balancé dans la terrine.
Il a pris ça directo dans le pif, très courageusement. Il a rien dit, mais il est devenu nettement plus furax. Fallait vite le plomber au bon endroit ou alors il se foutait dans le grand renaud !
Comme ça, assis côte à côte dans cette cabine avancée on ne pouvait pas faire autre chose de plus efficace que de se taper dessus, lui du droit et moi du gauche… Ça menaçait de durer longtemps.
Il l’a compris. Il a compris aussi qu’il avait intérêt à me choper en terrain découvert. Costaud comme il était, il savait que j’aurais droit à une dégustation de pêches gratuite.
Un camion que nous avions doublé peu de temps avant nous a doublés à son tour. Si le mec avait su ce qui se passait dans notre bahut, il aurait sûrement arrêté son carrosse pour venir s’offrir un jeton mémorable.
Tout en bagarrant j’ai regardé s’éloigner les feux rouges… Soudain, Pierrot a ouvert la portière de son côté et a sauté sur la route. Promptement il s’est baissé. De ce côté du véhicule, sous le marchepied se trouvait un tiroir à outils. Je l’ai entendu farfouiller dedans. J’avais pigé. Il chipait une clé anglaise grand format, ou bien le cric, et il allait me prendre à revers…
Il a passé devant le camion dans la lumière brutale des codes, il avait l’air d’un monstrueux gorille. Fallait qu’il se fasse mince pour passer entre l’avant du véhicule et le pylône. Un coup d’œil m’a permis de voir que j’étais resté en prise. J’ai tiré sur le démarreur, le camion a fait un saut en avant. J’ai entendu le choc mou, le cri terrible de Pierrot. Je l’ai vu lever les bras, puis pencher la tête. Il était écrasé contre le pylône. Dans les phares jaunes c’était plutôt joli. Du sang coulait de sa bouche…
J’ai aperçu dans le rétro les loupiotes d’un véhicule. Vite j’ai éteint mes calbombes et reculé d’un poil afin de dégager le corps du gros. Il a aussitôt disparu… Crispé j’ai attendu que l’autre camion me dépasse… Puis je suis descendu sur la route.
Il était pas très frais, Pierrot. La cage thoracique broyée, on avait l’impression qu’il avait brusquement rapetissé ; ça modifiait sa perspective.
J’ai hésité. Le mieux c’était de charger le cadavre dans le camion et de continuer la route… De cette façon j’avais du temps devant moi. Ça me laissait au moins vingt-quatre heures de répit, ce qui était inespéré…
J’ai ouvert le panneau arrière. Le véhicule était chargé de colis multiples. Mais il restait de la gâche pour un voyageur aussi peu exigeant que l’était maintenant Pierrot-les-lampions-éteints.
Le charger sur le plateau de la remorque, ça a été un vrai bordel. Il pesait un vache, cet enviandé de frais ! Et je tremblais comme une feuille de l’effort que je venais de fournir en lui cigagnant la gogne.
A l’arraché que je l’ai eu. Il faisait ses deux cents livres comme rien !
J’ai refermé le panneau… Puis je suis remonté dans la cabine.
Il y avait partout l’odeur de crasse du gros, compliquée de relents de gnole.
J’avais la bouche triste…
La fatigue m’a chopé en plein Morvan, du côté de la Rochepot. Ça a démarré comme lorsqu’on prend mal au cœur sur une balançoire : faut arrêter illico autrement vos tripes ont tendance à remonter dans votre gorge. Je n’ai pas insisté. J’ai rangé le bateau sur le bord du talus, allumé les feux de position et je me suis étendu sur la banquette. Je ne voulais pas de la couchette, bien qu’elle fût vachement tentante, à cause de l’odeur du gros…
Lui aussi dormait, à l’arrière. Peinard pour toujours avec sa poitrine écrasée et sa gueule ravagée par la douleur. Il avait compris maintenant et rendu ses brèmes…
Ça me faisait un peu de peine de l’avoir buté. C’était un bon zig, sympa au fond, qui avait parcouru des milliers et des milliers de bornes pour arriver à cet instant fatal.
Mon nouveau meurtre ne m’impressionnait que par son côté destin. Autrement ça allait pour le chapitre conscience. Ma parole, je commençais à en prendre l’habitude. Ça cannait dur autour de moi. Je valais une épidémie de grippe espagnole à moi tout seul… La maison Borniol pouvait me verser une ristourne et engager des extras.
Ce qui me surprenait le plus, c’était l’espèce d’aisance avec laquelle j’étais devenu un tueur. Avant cette affaire, je me cantonnais dans les demi-sels, capable de peu… Et maintenant j’avais une assurance terrible. Je semais la mort à pleine paluche, sans sourciller, avec sang-froid.
L’infirmier, la vieille radasse minable, Pierrot…
J’ai pensé à eux avant de m’endormir. A eux trois, raidis maintenant parce que ma route avait croisé la leur. Et je trouvais le destin immensément vache pour eux comme pour moi.
J’ai ronflé un bon bout de temps ; mais mon sommeil était incertain. Chaque fois qu’une bagnole passait devant mon équipage je la « réalisais » et cela me troublait confusément.
A la fin j’ai dû perdre totalement la notion de la route et traverser une plage de blanc intégral.
Des appels et des coups contre la lourde du camion m’ont éveillé. J’ai ouvert les châsses et regardé le toit de la cabine où Pierrot avait suspendu un petit fétiche à trois francs.
Les coups me résonnaient presque en direct dans la cafetière. Je me suis mis sur mon séant et j’ai filé un coup de sabord par la vitre. Pour le coup je me suis senti timide des genoux. Le long du camion se tenaient deux gars de la routière, casqués, bottés, motorisés et l’air pas gentils.
Avec leurs plaques de police sur le poitrail ils ressemblaient à une solide paire de bœufs primés au dernier concours.
Celui qui jouait du Wagner sur la portière a pris la parole.
— Vous vous appelez Pierre Gandon ? a-t-il demandé…
J’ai eu une fraction de seconde d’hésitation car le nom ne me disait rien, puis, je me suis souvenu qu’à Paname, au restaurant des routiers, les gars qui jaffaient avec le gros Pierre lui avaient colloqué ce blaze.
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