En prenant soin de ne pas être vue du pont, elle remonta le chemin privé qui y accédait… Une fois là, elle hésita… Des Arabes à bicyclette passèrent en lui clignant de l’œil. Elle obliqua sur la droite en direction des Mureaux.
L’air frais lui fouetta délicieusement le visage. Vers le milieu du pont, elle s’aperçut que les feux de l’écluse étaient rouges à cause de la crue et qu’ils mettaient dans la Seine des traînées semblables à celles qui coloraient l’eau de la cave.
Le sommeil de Lucien Valmy ressemblait à un coma. Il en ressortit comme il était sorti du coma, à Beaujon, avec l’obscur sentiment que, pendant sa période d’inconscience, quelque chose de très important avait changé la face du monde.
Jeanne avait insisté pour qu’il prît sa chambre, et il ne savait pas où il était. Il avait vécu dans tant d’endroits différents au cours de ces dernières années…
Il finit par identifier le papier à fleurs, passé, les meubles de style, les saxes attendrissants garnissant la commode-tombeau… Et surtout il « reconnut » le silence douillet de l’appartement.
Les amours brodés, aux fesses rebondies, se hissaient après les larges mailles du rideau… Au-delà, il distinguait la rue paisible, avec la maison grise d’en face… Des bruits rassurants parvenaient par bouffées, comme des odeurs obéissant au caprice du vent.
Lucien se leva. Il aperçut, épinglée à sa porte, une feuille de papier. C’était un message de Jeanne.
Nous sommes au cinéma.
Lorsque, après sa visite à Ficelle, il leur avait annoncé que tout était arrangé de ce côté-ci, les jeunes gens s’étaient embrassés.
— Maintenant, promit l’infirmière, nous allons être heureux…
Son entrain était tel qu’Hervé l’avait partagé sur le moment. On était samedi et Jeanne avait décidé de demander quelques jours de congé…
Valmy gagna la cuisine. Il avait envie d’un grog très corsé. Mais lorsqu’il vit la bouteille de rhum, il renonça. Un grog, c’était de l’alcool… Une chose qui lui était interdite. Il se contenta de deux cachets d’aspirine. Ensuite, il prit un bain très chaud et se sentit beaucoup mieux. Au-dehors, la rue se diluait dans la grisaille vaporeuse du soir. Il avait dormi toute la journée, mais il n’avait pas faim…
Il s’embusqua derrière la fenêtre, comme dans les premiers temps. La quincaillerie en face était fermée et l’on ne voyait dans le petit café personne d’autre que la grosse patronne occupée à lire des journaux à son comptoir. Une louche torpeur accablait le quartier. Valmy songea qu’il allait devoir s’organiser… Recommencer à vivre pour de bon, non en dilettante, mais en homme civilisé. Il n’aurait pas de peine à trouver une place de clerc chez un homme de loi quelconque. Certes, il avait un peu perdu de vue les questions de procédure, bien des lois avaient été promulguées, bien d’autres s’étaient amendées… Oui, il faudrait s’y remettre sérieusement. Et puis trouver des passe-temps. C’était cela le plus dur. Les hommes savent admirablement diriger leurs travaux, mais le temps mort dont ils disposent les encombre. Voyons, que faisait-il donc, autrefois, avant de connaître Agnès ? Il aimait voyager… Maintenant, ce serait difficile, car il n’avait pas les moyens de le faire ; et puis le monde ne l’intéressait plus.
Partout, il y avait des maisons avec les mêmes hommes à l’intérieur qui menaient la même existence…
Il chassait aussi. Mais il s’était mis à respecter la vie sous toutes ses formes…
Le mieux ne serait-il pas, au fond, de dénicher une chambre meublée avec une fenêtre donnant sur la rue ? Une fenêtre pareille à celle-ci devant laquelle il s’assoirait pour regarder couler la vie ?
On sonna et il se dit que Jeanne avait oublié ses clés en partant. L’amour la rendait étourdie… Il alla ouvrir.
C’était Agnès.
Une Agnès qui paraissait avoir enfin vieilli. Une Agnès lasse, battue, aux traits tirés, aux vêtements poussiéreux.
Le Notaire fut tout juste surpris : désormais il ne s’étonnerait plus de rien.
— Je peux entrer ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
Il s’effaça. Elle n’eut pas pour l’appartement ce regard instinctif qu’on promène immanquablement dans un lieu où l’on pénètre pour la première fois.
— Tu viens pour me tuer ? demanda Valmy.
— Même pas, fit-elle.
— Depuis le temps que tu me rates, pourtant, tu dois avoir bougrement envie de m’achever, fit Lucien en la guidant jusqu’à sa chambre.
Il se demandait ce qu’elle pouvait bien avoir pour afficher ce visage soudain vieilli. Quand il l’avait vue, dans son salon, quelques jours plus tôt, il l’avait trouvée plus triomphante dans sa beauté qu’autrefois ; plus sûre d’elle ; en un mot plus belle !
Elle entra dans la pièce vieillotte, parut remarquer le parquet bien encaustiqué, les cache-pots de cuivre ouvragé, les petits bergers en Saxe ou en biscuit…
— C’est le Corse qui m’a donné ton adresse ! C’est donc ici que tu vis ?
— Lorsque tu ne me fais pas séquestrer, oui…
Elle s’assit sur le bord du lit. Sa jupe s’était retroussée involontairement. Agnès ne s’en était pas aperçue, mais Lucien détourna les yeux en rougissant. Cette jambe lui rappelait ses étreintes d’autrefois.
— Pourquoi me harcèles-tu jusqu’ici ? demanda le Notaire… Tu as récupéré mon argent, tu veux donc absolument ma peau ? Ça te gêne que j’aie pu m’échapper de ta nasse de Meulan ?
— Comment as-tu fait ? questionna-t-elle, intéressée malgré son abattement.
— Hervé et Jeanne Huvet, mon infirmière, avaient retrouvé ma trace. Cocasse, non ? Crois-tu, Agnès, qu’il puisse arriver des aventures pareilles à beaucoup de gens ? Ou bien péché-je par orgueil en me sentant exceptionnel ?
— Notre destin est en effet exceptionnel, convint Agnès…
— Bon, soupira-t-il, je t’écoute.
— Il m’arrive quelque chose, Lucien… Quelque chose que je ne croyais pas possible…
— Oh ! Oh !
Il voulut rire, mais il n’en avait pas envie. Il se sentait incapable de persifler. Il était ému, content aussi. La présence de son ex-femme lui apportait une chaleur humaine qu’il ne parvenait plus à trouver depuis des années et des années…
— Vois-tu, Lucien, je disais souvent à notre fille que si un jour je me retrouvais sans argent, je me tuerais… Je considérais cette affirmation comme une boutade… Elle, au contraire, la prenait au sérieux… Très au sérieux…
Agnès hocha la tête en regardant les yeux attentifs de Valmy qui la contemplait.
— Eva m’a ruinée. L’autre soir, tandis que tu étais chez moi, elle échafaudait un plan diabolique pour me mettre sur la paille… Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle avait envie que je meure… Elle espérait que je tiendrais parole… Qu’en penses-tu ?
— Toi, ruinée ? fit le Notaire…
— Oui. Eva a fait faire un testament à mon mari, et puis elle a provoqué l’accident, pensant mourir avec lui… Il paraît aussi qu’elle était sa maîtresse… Elle l’a prétendu, du moins, pour essayer de me faire mal.
Valmy fit la grimace.
— Mon Dieu, quel panier de crabes ! Ce n’est pas ma fille, mais c’est deux fois la tienne, ma pauvre Agnès… Continue…
Elle lui raconta, sans rien lui cacher, les péripéties de la journée depuis la visite du notaire de la famille. Elle n’omit, sciemment, que le nom de l’héritier de Taride.
Lorsqu’elle cessa de parler, Valmy demanda :
— Pourquoi voulais-tu me délivrer ?
— Parce que c’est toi qui hérites, dit-elle.
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