Il ne protesta pas. Un quart d’heure plus tard, il mit le sac plein de terre devant la porte et elle partit le vider. Philippe retourna dans le trou. Pour que son plan réussît, il fallait le faire profond.
Au bout de quelques pelletées, il se sentit à bout de forces. Il avait des vertiges et les veines de son bras cassé charriaient du feu. On toqua à la porte. Il crut que c’était Sirella qui rapportait le sac et faillit crier d’entrer ; s’il s’abstint ce fut à cause du corps de Lina : il ne voulait pas que la jeune fille le vît.
— Un instant ! fit-il en se hissant hors de la fosse.
— Ne vous dérangez pas, Signor, dit la voix du Presidente, je venais seulement vous demander à quelle heure vous comptez repartir car je voudrais faire recharger ma batterie.
— Faites-la recharger, nous partirons quand votre voiture sera en état.
Sa voix s’étrangla à deux reprises au cours de la phrase. Giuseppe en fut certainement troublé, car son souffle puissant resta contre la porte un bon moment, pareil à celui d’un chien.
— Où est Sirella ? finit-il par questionner.
Philippe perçut un changement inquiétant dans le ton de Ferrari.
— Je ne sais pas, bredouilla-t-il.
Il y eut une autre période de mutisme, le souffle du Presidente augmentait de volume.
— Ça vous ennuierait de m’ouvrir la porte, Signor ? demanda-t-il.
Philippe comprit quel doute effleurait l’esprit du Presidente. Le bonhomme craignait qu’il ne fût enfermé avec Sirella.
— Impossible, je me change, répondit Philippe.
Une frousse mortelle le faisait trembler. II n’avait pas actionné la targette de la porte et il suffisait à Ferrari de tourner le loquet pour qu’elle s’ouvrît.
— Nous sommes entre hommes, Signor, je vous demande de m’ouvrir.
— Mais pourquoi ? bafouilla Philippe.
Il étendit le bras vers la targette, saisit le mince bouton de cuivre entre le pouce et l’index et le fit pivoter aussi doucement qu’il put. Malgré ses précautions la targette produisit un léger claquement. Giuseppe crut qu’au contraire Philippe lui ouvrait et tourna le loquet.
La porte, bien entendu, résista.
— Signor ! s’écria-t-il d’un ton que Philippe ne lui connaissait pas. Signor, je vous prie…
La voix de Sirella éclata :
— Père !
Philippe se haussa sur la pointe des pieds et ses yeux affleurèrent la pointe du cœur. Il aperçut Sirella tenant le sac de plage sous le bras.
— Ah bien ! bredouilla la voix épaisse du Presidente.
Il murmura à l’adresse de Philippe :
— Excusez-moi, Signor, c’est un malentendu.
Puis, presque immédiatement, il retrouva toute son âpreté pour demander à sa fille ce qu’elle faisait là.
— J’étais à la plage, répondit-elle, et je t’ai vu arriver.
— Viens avec moi !
Jamais Sirella n’avait songé à discuter un ordre paternel.
— Oui, père.
Ils s’éloignèrent. Quand ils eurent disparu, Philippe chercha des yeux le sac de plage et l’aperçut sur le balcon. Il s’en empara et s’enferma dans la cabine.
Combien de voyages lui faudrait-il faire pour parvenir à évacuer un demi-mètre cube de terre ?
Il se remit à creuser.
Il s’arrêtait parfois et reprenait haleine, son buste émergeant du trou. Il ne pouvait alors s’empêcher de regarder le visage de Lina où était à jamais sculpté un mystérieux sourire.
« C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace. »
Rendez-vous avec qui, bon Dieu ? Avec le mari qu’elle avait peut-être tué ?
Ou bien rendez-vous avec une justice dont, par faiblesse et par amour, il avait aidé à détourner le cours ?
Lina était un être solide. Elle n’avait jamais eu peur que de l’âge. Or Philippe lui avait épargné le malheur de devenir vieille.
— Pourquoi tu charries de la terre dans ton sac ?
Philippe ne se retourna pas tout de suite. Assommé par la question, il prit le temps de dominer son intense panique. Lorsqu’il tourna la tête, une de ses vertèbres craqua avec un bruit de branchage brisé et une douleur rapide ruissela le long de son cou.
Un gamin de sept ou huit ans se tenait debout devant lui, avec un énorme canard pneumatique autour de la taille. Le canard avait l’œil étonné et un bec en forme de tuile. Il était tellement comique que, malgré la gravité du moment, Philippe en fut amusé intérieurement.
— Hein, pourquoi tu charries de la terre ? insista le gosse, un bel enfant doré aux cheveux frisottés.
Philippe chercha désespérément une explication valable et n’en trouva pas. S’il avait été interpellé par une grande personne, sans doute s’en serait-il mieux sorti, mais le regard curieux et candide de l’enfant l’intimidait. Le gamin représentait la conscience du monde, et peut-être aussi celle de Philippe.
— Elle était dans mon sac, bredouilla le jeune homme, alors je la vide.
— Qui c’est qui t’a mis de la terre dans ton sac ?
— Je ne sais pas, c’est sûrement une farce !
— Tu as un petit garçon ?
— Non.
— Alors qui c’est qui te fait des farces ?
Philippe haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. Il s’appelle comment, ton canard ?
— Il n’a pas de nom, déclara l’enfant, c’est pas un vrai, c’est juste un canard pour nager.
— Il est joli.
Philippe se redressa en ahanant.
— Qu’est-ce que tu as au bras ? questionna son jeune interlocuteur.
— Je me le suis cassé.
— En tombant de cheval ?
— Non, dans un accident d’auto.
— Et ça t’a fait mal ?
— Oui. Pourquoi ne joues-tu pas ?
— J’ai déjà joué, répondit le gosse.
— Recommence !
— Avec toi ?
Philippe eut envie de le gifler.
— Non, moi, je ne peux pas jouer puisque j’ai le bras cassé. Tu devrais te baigner, l’eau est bonne.
Il s’éloigna à grands pas sans oser se retourner. Avant de passer le seuil de sa cabine il risqua pourtant un œil en direction de la plage et vit le petit qui le suivait des yeux. Le canard penchait le cou et son immense œil blanc ponctué d’un trait noir pareil à un point d’exclamation paraissait plus inquisiteur que le regard indécis de l’enfant.
Philippe s’assit au bord de la fosse. Il venait d’effectuer une dizaine de voyages, en variant chaque fois sa direction, et le trou commençait à prendre forme. Encore autant de terre à disperser et l’inhumation de Lina deviendrait alors possible. Pour l’instant, elle reposait au fond de la cabine, sous la bâche et seules ses longues jambes nues étaient visibles. Philippe avait de plus en plus de difficulté pour descendre dans le trou et surtout pour s’en extraire. Il devait se mettre sur le côté et se laisser glisser en prenant garde de ne pas accrocher son support métallique.
Cette sale besogne ne le rebutait pas. Il avait une telle hâte d’en finir qu’il n’offrait plus de prise à l’horreur.
Il se remit à pelleter furieusement. Une vraie fuite de termite essayant, en fouissant, de se mettre hors d’atteinte !
Le sang bouillonnait dans ses oreilles comme l’eau dans une marmite. Il finissait par oublier où il se trouvait et ce qu’il faisait dans cette mince construction de bois en compagnie d’une morte.
Lorsque son nouveau tas de terre fut érigé dans l’espace disponible, il s’arrêta, la poitrine en feu. La sueur l’aveuglait.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda le gamin de la plage.
Philippe leva les yeux en direction du cœur percé dans la porte et découvrit la frimousse bronzée de l’enfant.
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