Il l’enjamba et, en prenant appui sur sa jambe gauche, il sentit fléchir une latte du plancher. Une bouffée de chaleur lui monta au visage.
L’idée folle qui la provoquait le galvanisa.
Il s’agenouilla sur le sol et passa une main entre deux lattes du plancher à claire-voie, s’arc-boutant il tira sur l’une d’elles et la sentit céder à sa traction. Le bois, sans être vermoulu, avait été amolli par les ruissellements répétés. La latte lui resta dans la main. Il se pencha sur l’orifice ainsi pratiqué et aperçut le sol sableux, trente centimètres plus bas. Il introduisit le bras et gratta la terre humide avec les ongles. Ses doigts fouisseurs s’enfoncèrent sans mal dans la terre. Il insista, redoutant de trouver très vite le sol dur, mais sa main, son poignet et son avant-bras disparurent sans qu’il eût atteint la couche solide. Il se redressa et considéra sa main pleine de terre. S’il parvenait à inhumer Lina sous la cabine, des mois, des années peut-être pouvaient s’écouler avant qu’on retrouvât ses restes.
Il regarda le cœur de lumière découpé dans la porte et qui se projetait sur la cloison de la douche, l’ouverture lui fit songer à son cadeau de la veille. Il revoyait ce geste naïf et passionné de Sirella, pressant le bijou à travers l’étoffe de son boléro.
Philippe évalua l’importance du travail à accomplir et dressa mentalement une liste des objets nécessaires à son exécution. Il lui fallait une pelle pour fouiller le sol, une grande toile sur laquelle il déposerait la terre retirée du trou et un vaste sac de plage pour évacuer celle-ci.
Ensuite il coucherait Lina dans le trou et la recouvrirait de chaux vive…
La chaux vive était une invention d’auteurs de romans policiers. En fait, empêchait-elle la puanteur de se produire ?
Il espéra de toutes ses forces que oui et décida d’étaler sa toile imperméabilisée sur le tout, avant de recombler la fosse. La saison touchait à sa fin. Bientôt la plage serait déserte. L’hiver passerait et, au prochain été, que resterait-il sous ce plancher, sinon de vagues ossements peu identifiables ? Tellement de gens avaient usé de cette cabine ! Comment pourrai-t-on découvrir qui gisait là ? De toute façon, il prendrait ses précautions. Il irait sous d’autres cieux avec Sirella.
Lutter ! Lutter ! Lutter ! Par trois fois elle avait lancé cette exhortation.
Il entrouvrit la porte, constata que la voie était libre et ressortit après avoir donné un tour de clé. Le plagiste se trouvait maintenant sur la plage et faisait éclore les parasols rouges.
Comme il passait la grille, il avisa Sirella, assise sur le muret. Philippe se figea.
— Je savais que vous viendriez, murmura-t-elle.
Elle attendit un peu et demanda d’une petite voix honteuse :
— Alors ?
— Je crois que je suis un peu fou, dit Philippe.
Et il lui fit part de son projet. Tout en parlant, le jeune homme songeait que, dans la vie, toutes les audaces sont possibles. Était-ce concevable qu’il racontât à cette pudique et innocente jeune fille des choses aussi effroyables ? Était-ce possible quelle les écoutât gravement, en hochant la tête pour marquer son approbation ? Il la revit sur le port de Gallipoli, près de son panier de noix de coco. À cet instant, elle était encore une adolescente farouche qu’un regard d’homme effrayait. Mais en trois jours elle était devenue une fille hardie, prête à prendre tous les risques et à faire taire sa conscience.
— C’est insensé, n’est-ce pas ? conclut-il.
— Non, au contraire, c’est le seul moyen de nous en sortir.
Elle venait de dire « de nous en sortir ». Les yeux de Philippe s’embuèrent.
— Donnez-moi de l’argent, je vais aller acheter tout ce qu’il vous faut.
— Vous n’y pensez pas !
— Moins vous vous ferez remarquer, mieux cela vaudra. Vous avez beau très bien parler notre langue, on voit que vous êtes étranger. Avant toute chose, je vais prévenir mon père que nous repartirons cet après-midi seulement.
Il lui tendit de l’argent et elle s’éloigna.
Philippe comprit qu’une nouvelle femme venait de prendre possession de lui et que dorénavant il devait se soumettre à sa volonté.
Cette découverte le laissa songeur.
~
Il l’attendit sous la véranda de la cabine, montant une faction farouche devant la porte percée d’un cœur.
Tant qu’il resterait assis à cette place, rien ne pouvait lui arriver. Il était la sentinelle de son propre destin. Au bout d’une heure, Sirella réapparut.
Elle tenait un immense sac de plage décoré d’une ancre marine et un petit poste à transistors.
— Je m’excuse d’avoir acheté cela, fit-elle en lui tendant le poste, mais de la musique sera utile pour couvrir le bruit que vous ferez.
Elle pensait à tout.
— Dans le sac, poursuivit la jeune fille, il y a une petite bâche de camping, une pelle et dix kilos de chaux, plus un marteau et des clous afin de bien reclouer les lattes.
— Merci. Qu’a dit votre père ?
— Il semble ravi de ne pas partir ce matin. Il va en profiter pour faire changer je ne sais quoi à son moteur.
Il regarda autour de lui. Des estivants arrivaient, avec des gosses mal réveillés, des ballons aux tranches multicolores et des paniers enfanfreluchés débordant de provisions et de serviettes de bain. Il sentit renaître son angoisse. Dans sa situation, en dehors de Sirella, chacun de ses contemporains était un ennemi en puissance.
— Je vais rester ici, dit la jeune fille, comme si elle devinait ses pensées.
— Je vous le défends ! Vous vous êtes suffisamment compromise !
Elle s’assit sur la chaise de bois qu’il venait de quitter et s’accouda à la balustrade.
— Ne perdez pas de temps, dit-elle. S’il y a la moindre des choses je vous préviendrai.
~
La radio jouait un charleston, mais à l’italienne, si bien que le rythme se perdait parfois pour laisser place à des coups de langueur riches en trémolos.
Philippe utilisa le bec fendu du marteau pour arracher les clous. En un instant, il y eut une dizaine de lattes entassées sous la douche. Le jeune homme descendit dans le trou qui déjà s’offrait et se mit à creuser. Il procédait par profondes pelletées et lançait la terre sur la bâche étalée dans le fond de la cabine.
En un rien de temps il y en eut un monticule important et la terre se remit à glisser dans le trou. Il convenait de l’évacuer avant de poursuivre. Philippe se hissa difficilement hors de la fosse et emplit le sac de plage. Son bras se remettait à lui faire très mal car le travail de termite auquel il se livrait le forçait à prendre des positions tourmentées.
Il entrouvit la porte et vit se balancer une jambe de Sirella. Il sortit le plus vite qu’il put et s’éloigna sans lui parler. Il s’assit à l’écart, dans le sable déjà chaud qu’il se mit à écarter, puis, mine de rien, il vida le sac de plage. La terre extraite de la cabine était brune, pâteuse malgré le sable qui la composait et une infinité de menus objets la truffaient : épingles à cheveux, pièces de monnaie, morceaux de peigne que les usagers perdaient au cours de leur séjour dans ces cabines-bungalows.
Des clés de boîte de conserve et des capsules de bouteille témoignaient des nombreux repas que l’on y avait pris.
Philippe étala furtivement cette terre qui sentait l’égout et ramena par-dessus le sable fin et brillant de la plage. Personne ne s’occupait de lui. À quelque distance de là, des jeunes gens jouaient au volley-ball sans fièvre. Philippe revint à la cabine.
— J’irai vider le prochain ! dit Sirella lorsqu’il passa devant elle. Vous pourriez attirer l’attention avec vos allées et venues.
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