Frédéric Dard - Refaire sa vie

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Ceci est l'histoire d'un faible qui décide de combattre sa faiblesse.
Mais c'est contre les autres qu'il lutte, parce que ce sont les autres qui en portent le témoignage.
Alors, pour tenter de s'affranchir, le faible s'enfonce lentement, presque voluptueusement, dans l'horreur jusqu'à ce qu'il comprenne qu'on ne devient pas plus beau parce qu'on brise les miroirs.

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— Venez, fit le praticien.

Il donna la lumière dans sa salle de radio et se mit à préparer l’appareil.

— Enlevez-lui sa chemise ! dit le docteur. Je veux lui radiographier également l’épaule.

La jeune fille eut l’air paniquée, mais elle obéit néanmoins et dépouilla Philippe de sa chemise. Le docteur prit plusieurs clichés et sortit en tenant les cadres sous son bras.

— Le temps de développer, fit-il avant de passer la porte, je reviens.

Philippe essaya de trouver une position tolérable sur la table d’auscultation. Sirella s’assit près de lui et ils se mirent à attendre dans la lumière insensible de la salle d’examen.

Philippe fixait la lampe médicale, au réflecteur à facettes. Elle éblouissait ; mais, malgré son intensité, il arrivait à apercevoir Sirella, multipliée à l’infini dans chacune des facettes de l’abat-jour. Cela lui rappela son vertige optique dans la cabine, lorsque Lina lui défendait la sortie et qu’il la voyait en dix exemplaires.

— Sirella, balbutia-t-il, je voudrais que tout ce que j’ai vécu jusqu’à cet instant s’engloutisse et que ma vie commence à partir de maintenant. Je fermerais les yeux et le passé s’effacerait comme les sons sur la bande d’un magnétophone. Et puis je les rouvrirais…

Il avait fermé les yeux en parlant et il les rouvrit.

Elle s’inclina sur lui et mit doucement ses lèvres contre la poitrine nue de Philippe. Ce n’était pas un vrai baiser mais une caresse beaucoup plus chaste et beaucoup plus forte qu’un baiser.

Ils restèrent ainsi, sans bouger, jusqu’au retour du médecin.

CHAPITRE XII

Dans le centre de la ville presque tous les magasins étaient encore ouverts malgré l’heure tardive. Ils s’arrêtèrent devant la façade d’un cinéma.

— On entre ? demanda Philippe sans conviction.

Sirella regardait les affiches bariolées d’une production américaine.

— Ce n’est pas la peine.

Vous préférez vous promener ?

À moins que vous ne soyez fatigué ?

Il désigna d’un hochement de menton son plaître immaculé.

— J’ai l’impression d’être endimanché, maintenant, assura Philippe. Venez…

Ils firent du shopping. Le jeune homme avait horreur de cela lorsqu’il se trouvait au côté de Lina. Mais avec Sirella la chose l’amusait. Il surveillait sa compagne du coin de l’œil, guettant ses réactions. Elle était émerveillée mais non envieuse. Aussi, lorsqu’il lui proposa de lui offrir une toilette, elle fut effarée et l’entraîna rapidement loin de la vitrine tentatrice.

— Pourquoi refusez-vous ? s’étonna Philippe.

— Que dirait mon père !

Il l’embrassa. Elle ferma les yeux et subit son baiser sans toutefois y participer.

— Et vous, Sirella, insista-t-il, que penseriez-vous ?

— Vous n’êtes pas mon mari, répondit-elle.

Il prit une profonde inspiration et demanda d’une voix qui tremblait un peu :

— Et si je le devenais ?

Ils se trouvaient devant un hall de jeux où quelques voyous martyrisaient des billards électriques en poussant des cris…

— Vous savez bien que c’est impossible, répondit la jeune fille.

— Pourquoi ? demanda-t-il rudement.

Elle ne répondit pas et se mit à fixer la tache pourpre de l’enseigne lumineuse. Philippe n’insista pas, et ils poursuivirent leur promenade. Ils s’arrêtèrent devant une bijouterie. Philippe feignit de s’intéresser aux objets de la vitrine. Combien de jours ou d’heures de liberté lui restait-il ? N’était-ce pas braver le sort que d’échafauder, fût-ce sans y croire, des projets d’avenir ?

Il pénétra délibérément dans le magasin, si brusquement que Sirella resta comiquement plantée sur le trottoir.

— Donnez-moi le petit cœur d’or qui est en vitrine ! fit-il.

Le marchand s’empressa.

Philippe ne prêta pas l’oreille aux superlatifs du bonhomme qui vantait le bijou.

— Cent mille lires, Signor ! Ce sont de vrais rubis !

Habituellement, Philippe marchandait pour le sport. Cette fois il paya sans discuter.

— Inutile de l’emballer !

Il prit le cœur et sortit comme un voleur.

— Je ne veux pas ! dit Sirella avant même qu’il ne le lui proposât.

Philippe ouvrit sa main dans la lumière de la devanture. Le cœur se mit à scintiller au creux de sa paume. Elle regarda le bijou et secoua la tête.

— C’est pour vous, fit le jeune homme, un simple souvenir.

— Non !

— Vous n’aurez pas besoin de le montrer à votre père, c’est facile à cacher…

— Je ne le veux pas !

— Je serais tellement heureux que vous conserviez ceci en mémoire de moi !

— Non !

Il fit sauter à plusieurs reprises le cœur dans sa main, puis, d’un geste triste, le jeta dans la rue. Sirella poussa un cri.

— Que faites-vous ?

— Je l’ai acheté pour vous, fit-il. Puisque vous n’en voulez pas, je le jette. Quelqu’un le trouvera et sera ravi.

Il lui prit le bras pour l’entraîner, mais elle se cabra car le marchand qui avait escorté son client jusque sur le pas de la porte observait l’étrange scène avec effarement.

Sirella descendit du trottoir et ramassa le cœur. Deux des rubis s’étaient brisés dans le choc. À la vue de ce bijou neuf et déjà mutilé, elle se mit à sangloter.

Ils s’éloignèrent jusqu’à une obscure venelle où des chats miaulaient d’amour.

— Vous allez le conserver ? demanda timidement Philippe.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Tout à l’heure c’était un cadeau, je ne pouvais pas l’accepter ; maintenant c’est un souvenir.

Elle portait sur la veste de son deux-pièces une méchante broche de bazar. Elle la dégrafa et épingla le cœur à l’intérieur du boléro.

— Il ne vous quittera plus ? implora Philippe.

— Non, jamais plus.

Il l’adossa au mur et l’embrassa de nouveau. Cette fois elle lui rendit son baiser avec une fougue qui compensait sa maladresse.

~

Ils marchèrent ensuite jusqu’à la mer, d’un pas court et hésitant.

— Je n’ai jamais fréquenté de jeunes filles ! dit-il soudain.

Elle crut qu’il mentait et un léger sourire incrédule flotta sur ses lèvres. Elle avançait en tenant la main plaquée contre sa poitrine à la place où était épinglé le cœur d’or.

— Vous ne me croyez pas ?

Il poursuivit.

— Lorsque j’étais étudiant, je logeais chez une dame d’un certain âge dont le mari était représentant de commerce. Dès le deuxième soir je devins son amant.

Elle rougit. Sans doute était-ce la première fois qu’un homme faisait ce genre de confidences à la chaste Sirella !

Mais il ne se souciait pas de la choquer. Il voulait se raconter. Tout homme, à un certain moment de vie, éprouve le besoin de se mettre au jour.

— Pendant plusieurs années on peut dire que j’ai pratiquement été pour cette femme une sorte de second mari. Après elle, j’ai continué à fréquenter des femmes mûres. Cela jusqu’à ce que je rencontre Lina.

Ils parvenaient devant la grille isolant la plage de la route. La nuit, on la fermait afin de protéger le matériel. Elle donnait un aspect sinistre aux cabines qui avaient l’air d’être les huttes d’un camp de prisonniers.

Philippe appuya son front contre les barreaux et regarda en direction de la mer. Il compta les cabines alignées, cherchant à repérer celle de Lina. Le clair de lune s’étalait à l’infini et l’Adriatique fredonnait un hymne à la nuit.

Il resta là, insensible au froid métallique des barreaux qui envahissait sa tête. La cabine le fascinait. Il n’arrivait pas à croire que Lina reposât à quelques mètres de lui sur le plancher limoneux. Il ne se souvenait plus de la position étrange de son corps.

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