Lorsque j’ai été installé dans ma chambre, j’ai commencé par tracer une esquisse du paysage en effet, puis très vite je l’ai abandonnée pour me consacrer à Danièle.
À mes débuts, j’avais essayé de travailler le portrait. Mais mes aspirations, mes conceptions surtout, allaient à d’autres figures !
Je me suis mis à l’ouvrage avec une ferveur que j’ignorais jusqu’alors. Souvent j’avais connu l’état de grâce en peignant, mais jamais encore je n’avais eu cette musique en moi tandis que j’étalais de la couleur sur la toile grenue. Je tenais fermée à clé la porte de ma chambre et, quand Achille ou Riton montaient me voir, vite je remplaçais le portrait en cours par l’esquisse des bords de la Seine. C’était une toile clandestine. Je crois que le côté furtif et inavoué de mon œuvre me la rendait plus chère encore. Il accentuait ma fièvre créatrice.
Plusieurs jours se sont écoulés sans que je songe à autre chose qu’à ce visage qui se composait sous ma main. Comprenez-moi bien, je pensais à lui, à lui seulement et pas à Danièle. La jeune doctoresse ne constituait plus pour moi qu’un déclic. Je n’avais plus envie de la voir, ni de revoir son cabinet. Je me moquais de son mari jaloux, de sa bonne qui l’espionnait, et de la salle d’attente morose où fleurissaient les cerisiers du Japon. Ce qui comptait, c’était le portrait ! Il venait bien. Je l’exécutais de mémoire sans presque faire appel à mes croquis et sans avoir besoin de le confronter avec le modèle. J’étais heureux en sa compagnie. Il dégageait un charme plus pénétrant encore que celui de Danièle, plus suave. Sur la toile, le fameux « mystère » de la doctoresse s’était accru. C’était devenu une énigme. À cause des yeux. Son regard oblique allait jusqu’au fond de vous-même et captait toutes vos pensées sans rien livrer des siennes.
Oui, quand j’y pense, je m’aperçois que jamais je n’ai été aussi pleinement heureux, artistiquement parlant, que pendant la période de ce portrait. Et puis, comme tout a une fin, surtout les bons moments, un après-midi ça s’est gâté.
* * *
Cela a commencé par la sonnerie du téléphone. Depuis un bon moment elle vrillait le silence sirupeux de la maison. Je me demandais ce qu’Achille attendait pour répondre. Agacé, j’ai ouvert ma porte et l’ai appelé, mais ce diable-là avait filé en douce. Il était au mieux avec une serveuse de café des environs et sous les prétextes les plus fallacieux il s’esquivait pour aller lui faire un brin de cour devant son comptoir.
La voix de Riton m’est parvenue du hall.
— Te casse pas le chou, François, je vais répondre !
Quelques brefs instants se sont écoulés. De nouveau, la voix du garçon a retenti, légèrement altérée.
— Tu veux descendre ?
Au ton, j’ai senti qu’il se passait quelque chose d’insolite. Je suis descendu en sautant trois marches à la fois. L’écouteur gisait près de l’appareil et je lui ai trouvé je ne sais quoi d’inquiétant. Riton se tenait adossé au mur, les yeux en coin, la bouche tordue, avec le bout des doigts joints à l’ouverture de ses poches.
— Qui est-ce ?
Il n’a pas répondu. Ses mâchoires saillaient et il faisait grincer ses dents pour m’énerver, sachant que je ne pouvais supporter ce bruit. J’ai saisi l’écouteur.
— Je vous dérange ?
C’était Danièle. Elle me dérangeait en effet beaucoup. Je suis un garçon terriblement compliqué, je trouvais que sa voix altérait mon enthousiasme pour le portrait.
— Bonjour !
— Vous étiez en train de travailler ?
Si elle avait pu me voir, en pantalon de velours et pull-over déchiré, poisseux de peinture, elle aurait été la première à rire de la question.
— Oui.
— Vous travaillez sur…
La présence hargneuse de Riton me gênait. Pour comble de bonheur, il s’est avancé et d’un geste rapide a pris l’écouteur annexe. J’ai voulu le lui reprendre, mais il s’est écarté, faisant basculer l’appareil téléphonique qui s’est mis à pendre ridiculement entre les deux fils que nous tenions. Je l’ai récupéré et tenu sous mon bras.
— Que se passe-t-il ? a demandé Danièle, inquiète de ce remue-ménage.
— Rien, j’ai fait choir le téléphone.
Riton se tenait de profil afin de me cacher l’oreille sur laquelle il pressait le second écouteur. Il était hors d’atteinte. Prenant mon parti de la situation, j’ai enchaîné.
— Comment se fait-il que vous m’appeliez ?
— J’espérais que vous répondriez à cette question car je me la pose aussi.
Riton retroussait sa lèvre supérieure et faisait un signe d’approbation. Il jubilait.
— Eh bien, vous m’embarrassez…
— Comment se porte mon portrait ?
— Très bien.
— J’aimerais le voir ; ce n’est pas du narcissisme, vous savez. Cet intérêt vous concerne exclusivement vous !
— Merci.
— Vous ne me répondez pas : puis-je passer le voir ?
— Votre mari relâche sa surveillance ?
— Non, mais ma bonne est malade, il me serait possible de m’échapper un moment demain, alors, c’est possible ?
— Non !
Je ne savais qu’inventer. Si je lui disais que j’étais pris le lendemain, elle viendrait le jour suivant. Or je ne pouvais pas la laisser arriver ici, car j’étais certain que Riton ferait du scandale. J’ai toujours eu horreur du scandale. C’est une chose que je ne supporte pas et qui me donne envie de disparaître. Quelquefois, au cours de mes nuits d’insomnie, j’évoque des moments gênants de ma vie ; des fausses situations, voire des esclandres auxquels je fus mêlé, alors je suis obligé de me lever et d’aller respirer l’air frais à ma fenêtre pour dominer la sensation d’étouffement que me causent ces évocations.
Il fallait que je gomme un peu l’effet désastreux de ce « non » catégorique.
— Je ne veux pas que vous voyiez mon tableau avant qu’il soit fini. Vous comprenez ?
— Oui. C’est naturel. Pardonnez-moi de m’être invitée.
Elle semblait navrée. En tout cas, elle n’éprouvait aucun ressentiment à mon égard.
— Quand j’aurai fini, je vous préviendrai !
— Le matin, n’est-ce pas, entre huit et neuf ?…
C’est-à-dire après le départ du mari, mais avant l’arrivée de la bonne ! La maladie de celle-ci ne devait pas être très grave.
— Oui, c’est cela !
— Au revoir !
Je n’ai pas répondu. Ce chameau de Riton avait lâché l’écouteur et le bloc d’ébonite m’avait frappé les chevilles assez violemment.
Le garçon venait de s’élancer dans l’escalier. Quand je suis monté, il était déjà dans ma chambre et contemplait le portrait de Danièle.
— T’es en pleine forme, cher maître ! a-t-il affirmé.
— Écoute, Riton, je ne comprends pas ton attitude.
— Franchement, a-t-il continué en détaillant le portrait de très près comme l’aurait fait un expert, franchement, François, tu la gâtes. Là-dessus, on dirait le Sphinx…
— Pourquoi le Sphinx ? ai-je questionné, surpris par sa réflexion et oubliant mon appréhension.
— Parce qu’on dirait une chouette ténébreuse. Qu’est-ce que tu crois donc qu’elle à dans la tronche, M me Pikouze ? Hein ? T’es en plein délire décidément. Et de plus tu te caches pour la peindre ! Je vous d’mande un peu !
Il m’a foncé dessus et a mis son poing crispé sur mon estomac. Il n’avait pas des mains prolétariennes. Son poing était menu et dur.
— Avoue que t’es chipé pour cette pétasse, François !
— Tu te trompes ; je n’éprouve rien pour elle.
— Alors, qu’est-ce qui t’a pris de faire sa gueule, toi qui peins jamais de portrait ?
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