L’avocate s’est raclé la gorge.
— Monsieur le juge… Je pense que mon client est à bout de nerfs… Je vous prie de constater qu’il a fait un loyal effort afin de vous dire la vérité et que…
Je l’ai interrompue :
— Pas du tout, maître, je suis à la disposition de monsieur le juge !
Elle s’est tue. Elle avait peur du juge, peur de moi, aussi, non pas en tant qu’assassin, mais de moi en tant qu’homme. Elle devait habiter un petit appartement avec une vieille maman et peut-être avait-on fait de la salle à manger son bureau ?
Je ne sais pas pourquoi je la voyais manger dans une cuisine auprès d’une dame âgée…
— En ce cas…
— Donc, vous avez contemplé votre femme… Mais plusieurs minutes se sont écoulées entre les coups de feu et l’arrivée des voisins, vous avez regardé le corps de Mme Sommet pendant plusieurs minutes ?
J’ai secoué la tête.
— Maintenant, monsieur le juge, vous parlez de minutes ! Mais je vous jure qu’alors le temps ne comptait plus… J’étais hébété… Détruit ! Il y a eu des coups de sonnette à ma porte, des coups de pied ! Il m’a fallu du temps pour réaliser…
— Bon, n’insistons pas !
Il a fait un signe au greffier. L’autre a posé son porte-plume, puis il a séché les dernières lignes du feuillet avec un épais buvard vert qu’il manipulait avec onction, en tirant une langue épaisse d’hépatique.
Le juge a lu à haute voix la déposition.
— D’accord, maître ? a-t-il demandé à la noiraude.
— Certainement.
— Signez !
C’est à elle qu’il demandait un accord et de moi qu’il exigeait une signature. J’ai mis mon paraphe sous les lignes noires, bien rangées, du gros greffier rougeaud.
— Ce sera tout…, pour aujourd’hui…
Il s’est incliné devant la petite avocate. Elle a hésité à lui tendre la main, mais elle n’a pas osé et nous sommes sortis dans le couloir où les gardes m’attendaient en discutant avec des collègues…
Maître Sylvie Foucot est revenue me voir le lendemain dans ma cellule.
J’aimais ma cellule. Elle constituait le purgatoire de mon ancienne vie et l’antichambre de ma vie nouvelle. J’y étais enfin seul avec moi-même, seul avec mon orgueil satisfait… Seul avec mes rêves… Ces sacrés rêves qui dérivaient sans trêve au fil de ma pensée…
On a tiré le verrou, le gardien a murmuré :
— Votre avocate !
Elle est entrée en claudiquant. Elle paraissait plus misérable que de coutume, et pourtant sa robe noire était neuve, le jabot en était propre. Mais par-dessus il y avait sa pauvre figure jaunasse de vieille fille confite dans une pauvreté douillette de bon ton…
Elle s’est assise sur le lit, car la position debout lui était pénible. Je n’ai pu me retenir de la questionner.
— Vous vivez avec votre mère, n’est-ce pas ?
Cette fille était mon défenseur, c’est-à-dire qu’elle avait pour mission de m’apporter aide et assistance, et pourtant, chose curieuse, j’avais l’impression que c’était à moi de lui porter secours.
— Oui, pourquoi ?
— Elle est veuve, votre mère ?
— Oui…
— Votre père était un fonctionnaire principal ?
Elle a souri et son regard s’est empli d’un éclat bizarre qui exprimait de la peur et de l’indécision.
— Vous en savez, des choses…
— Je ne les sais pas…
— Comment cela ?
— Je les devine. Je crois que je suis très psychologue, vous ne pensez pas ?
— Sûrement !
J’aurais pu continuer encore longtemps à lui raconter sa vie, comme on fait une démonstration ; mais à quoi bon l’épater ?
— Quoi de nouveau, maître ?
— Rien, sinon que nous sommes convoqués chez le juge, tantôt !
— Encore !
— Oui…
— Mais que veut-il que je lui dise ?
Elle a détourné les yeux. Avec sa tête rentrée dans les épaules, elle avait l’air d’une poule noire malade.
Elle a balbutié :
— J’ai l’impression qu’il vous croit coupable !
J’ai ressenti un pincement au cœur.
— Qu’il me croit coupable ! Naturellement, je suis coupable, je n’ai pas cherché à le nier…
— Non, vraiment coupable…
— Expliquez-vous.
Elle a eu comme un furtif élan vers moi. À cet instant, j’ai senti qu’elle voulait vraiment m’aider ; pas seulement afin de bien faire son métier, mais parce qu’elle avait envie de me préserver d’un péril.
— Dites, monsieur Sommet !
— Maître ?
Je m’efforçais de rester froid, calme, détaché… C’était relativement facile à cause de ce malaise qui me grimpait le long de la colonne vertébrale et me glaçait le cœur.
— Les faits se sont bien déroulés de la façon que vous avez décrite ?
— Bien sûr !
— Ah ! bon. Voyez-vous, une chose a fait tiquer les enquêteurs, et surtout le juge…
— Quelle chose ?
— La conduite de votre femme. Elle n’avait jamais reçu de visites suspectes chez vous ! Elle sortait peu…
— Elle a reçu Stephan parce que je partais en voyage…
— Vous êtes parti en voyage d’autres fois et elle n’a reçu personne !
— Qu’en savez-vous ?
— Votre concierge…
— Au diable ma concierge ! Elle n’a jamais fait sentinelle devant ma porte tout de même ! Et même si Andrée recevait Stephan pour la première fois dans ma propre chambre, en quoi cela est-il suspect ? Il y a une première fois à tout ! Mettons alors que le hasard m’a fait tomber sur cette première fois-là !
La petite avocate n’a pas insisté.
— Le juge Lechoir est un homme méticuleux qui va toujours très au fond des choses…
Allons bon ! Il avait fallu que je tombe sur un coupeur de cheveux en quatre ! Ça promettait !
— Mais, bonté divine, maître, quelle autre version pourrait-on opposer à la mienne ? Ce n’est tout de même pas ma faute si j’ai eu un accident sur la route, qui m’a obligé de rentrer chez moi…
— Évidemment !
— J’ai voulu prendre un train pour Angers ! Il n’y en avait pas !
Elle s’est dressée.
— Mais oui, pour ma part je suis convaincue, monsieur Sommet…
— Vous êtes tellement convaincue que vous venez de me demander si les faits s’étaient bien déroulés tels que je les avais décrits !
Elle a baissé la tête.
— Je… je devais vous poser cette question ; mon métier…
— Bien sûr, votre métier !
Pauvre gosse ! Son métier… Il lui convenait aussi mal que le mien. Elle n’était pas faite pour ça, mais pour vivre une vie aérée, auprès d’un homme… Une vie qu’elle ne connaîtrait jamais, car elle n’aurait pas la force, elle, de la conquérir…
— Vous êtes heureuse, maître ?
Elle a rosi.
— Quelle drôle de question…
— Quel âge avez-vous ?
— Mais… Monsieur Sommet !
— Oh ! je ne devrais pas, mais nous ne sommes pas dans un salon ; après tout je suis un assassin, je peux me permettre de jongler avec les convenances…
Elle a hoché la tête.
— Vous n’êtes pas un assassin, monsieur Sommet… Enfin, pas un assassin ordinaire.
Elle ne croyait pas si bien dire.
— Alors, quel âge ?
— Vingt-neuf ans !
— Pas mariée, j’ai vu… Fiancée ?
— Non.
— Alors : la maman, les affaires qui marchent mal et l’appartement vieillot avec les trophées d’autres générations qui vous donnent envie de vomir ?…
— Pourquoi me dite s-vous ça ?
— Parce que vous m’êtes sympathique, mon petit…
Un prévenu qui parlait d’un ton protecteur à son avocat ; qui l’appelait mon petit, lui donnait des conseils, le questionnait sur sa vie privée : cette scène cocasse ne devait pas se trouver souvent dans les prisons de l’État.
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