Peu de turbulences en ce jour ensoleillé. Jana émergea une première fois, serpent dans le formol ; ses membres étaient entravés, son cerveau intermittent sous les bruits de moteur. Celui d’un avion ? La Mapuche reposait à même le sol, les muscles encore douloureux après le choc électrique, l’esprit vaporeux. On l’avait droguée. Sûrement. Son regard roula vers la cabine à l’avant, ne distingua que des têtes qui dépassaient des sièges. Quatre, en plus du pilote. Jana crut reconnaître le gros à face de porc, un mouchoir rouge pressé contre l’oreille, se sentit partir sous les soubresauts. Son cerveau bascula en arrière et sombra comme on oublie, sans s’en rendre compte.
Un trou noir.
*
La maison se situait sur la rive sud de l’île, perdue dans la jungle du delta. Le canal ici était assez étroit, le trafic quasi inexistant. Des arbres tombés des tempêtes empêchaient le passage des bateaux-taxis qui arpentaient les bras du fleuve, et la première habitation se trouvait à des kilomètres. L’île était infestée de moustiques, qui attaquaient en masse au premier déclin du soleil.
Del Piro avait parqué l’hydravion sur la rive opposée, le long d’un ponton où le plan d’eau, plus large et moins pollué par les branchages, permettait l’amerrissage. L’avion somnolait sur ses flotteurs après le vol matinal. Toute l’équipe était réunie sur l’île du delta, Parise, le chef de la sécurité de Santa Barbara, le Toro et le Picador, ses sbires de toujours, l’ex-lieutenant Etcheverry, en charge du Groupe d’Intervention en Uruguay, Frei qui, prisonnier de sa minerve, se déplaçait avec l’élégance d’une tourelle, enfin Gomez et Pina, qui avaient planqué en vain devant l’agence de Calderón.
Le boss était arrivé avec eux par bateau la veille au soir, le général Ardiles, polo Lacoste rose et lunettes Porsche, escorté par un gorille peu causant, Duran, et par le toujours fringant docteur Fillol — Jaime « Penthotal » Fillol, comme les pilotes le surnommaient à l’époque. C’est lui qui avait opéré son ami Ardiles dans la clinique privée du countrie en 2005, lui qui avait délivré les certificats médicaux du vieux général pour qu’il évite les déplacements au tribunal. Fillol lui devait, il est vrai, une partie de sa fortune — une clinique équipée de matériels dernier cri, de l’argent au chaud sur des comptes à l’étranger, une femme plus jeune… L’homme n’aimait guère revenir sur le passé, mais lui aussi figurait sur la fiche de l’ESMA exhumée par la fille Campallo. Fillol avait accouché sa mère trente-cinq ans plus tôt, sorti son frère malade de ses entrailles. Étranges retrouvailles… Le médecin se souvenait surtout du crâne violacé du bébé expulsé du vagin, du cordon qui l’étranglait et des gestes qu’il avait faits pour le sauver. Son métier. Le cœur du nourrisson avait souffert, augurant une durée d’existence limitée, mais il avait survécu : il était là, sous ses yeux, trente-cinq ans plus tard. Miguel Michellini. Oui, étranges retrouvailles…
— Vous en pensez quoi, doc ?
Fillol ravala sa salive devant l’état du pantin disloqué sur le madrier, rangea son stéthoscope.
— Le cœur est faible, dit-il, mais il devrait tenir encore un peu.
Leandro Ardiles bougonnait, assis sur une chaise qui ne le soulageait pas. Montée à la dernière minute, l’opération avait en partie échoué puisque le détective était toujours dans la nature…
— O.K., lança le général au chauve qui mènerait l’interrogatoire. Ne perdons pas de temps.
Jana s’était réveillée dans une chambre aux rideaux tirés, vaseuse, les chevilles et les poignets entravés par des serre-joints de plastique qui lui sciaient la peau. Elle reposait sur la plaque de fer d’un madrier, dénudée. Elle ne savait pas où elle se trouvait, ce qu’était devenu Rubén. Étourdie par les vapeurs chimiques, elle avait mis quelques secondes avant de réaliser qu’elle n’était pas seule : un visage lui faisait face, méconnaissable sous son masque de merde sèche, celui de Miguel. Ou plutôt ce qui restait de Paula, attachée sur le madrier voisin. La robe blanche du travesti était à demi déchirée, maculée de sang, mais il respirait encore. La sculptrice n’avait pas eu le temps de lui parler : un groupe d’hommes était entré dans la chambre pour ausculter Miguel, sans lui prêter attention.
Jana ravala sa salive, le dos accolé à la plaque de fer. Ils étaient cinq autour du malheureux, un vieux en chemise Lacoste, le cheveu terne et l’œil acéré, un autre qui devait être médecin remballait son stéthoscope, suivaient un géant chauve à la peau grêlée, une espèce de maquereau vérolé et le gros type à face de porc qui l’avait foudroyée dans la chambre. Ils se tournèrent bientôt vers elle, prisonnière du madrier qui faisait face à Miguel.
Le Toro passa devant le corps écartelé de l’Indienne, jaugea son torse.
— Sacrés nichons, ironisa-t-il.
Pauvre con.
— Allons-y, le pressa Parise.
Certaines personnes pouvaient supporter la douleur physique au-delà de l’imaginable : très peu pouvaient assister au supplice infligé à autrui sans flancher, surtout s’il s’agissait de proches — généralement, les femmes à qui on posait le bébé sur le ventre pour le torturer à l’électricité avouaient tout aux premiers hurlements.
Le Picador installa la machine. La picana : deux pinces de cuivre reliées à un transfo électrique que les tortionnaires appliquaient sur les parties les plus sensibles — anus, organes génitaux, gencives, tétons, oreilles, aisselles, fosses nasales. Le procédé n’était pas nouveau : dès les années 30, Lugones, commissaire de police et fils du grand poète argentin, avait testé la machine. Les instructeurs français revenant de la guerre d’Algérie l’avaient remise au goût du jour.
Miguel pleura doucement quand le Picador posa les pinces sur ses oreilles. Parise se pencha vers Jana, ivre de peur.
— Écoute-moi bien, l’Indienne. Tu me dis tout ce que tu sais, jusqu’au nom de ta mère si tu la connais, sans mentir : on est pressés et la patience n’est pas mon fort, la prévint-il dans un rictus qui n’avait pas besoin d’être menaçant. Ça signifie qu’à la première mauvaise réponse ton copain pédé se transformera en centrale électrique. Est-ce que c’est bien compris ?
Jana avait la gorge nouée : elle fit signe que oui, son ami implorant en ligne de mire.
— Qui a mis Calderón sur le coup ? La fille Campallo ?
— Je… je ne sais pas.
Parise émit un claquement de langue à l’intention du Picador.
— Je sais pas ! cria Jana. Je sais pas, c’est lui qui est venu me trouver !
— Qui d’autre est au courant de l’affaire ?
— Les… les Grands-Mères.
— Qui d’autre ?
— Une flic… Anita je sais plus quoi. Une amie de Calderón… Elle l’aide dans son enquête. Je ne sais rien de plus, il ne m’a rien dit.
— Qui d’autre ?
— Personne !
— Qui d’autre ?!
— Personne, putain ! Personne !
Au signe du chef, le Picador actionna la picana . Miguel trépigna sur la plaque de fer.
— Maman ! Ma-man !
Le Toro sourit — ils finissaient tous par appeler leur mère.
— Personne, répétait Jana en pleurant, personne… Arrêtez… Arrêtez, merde !
Le prisonnier se contorsionnait de plus belle. Jana fermait les yeux mais les hurlements de son ami lui déchiraient les tripes. Enfin on coupa l’électricité.
— O.K., reprit Parise. Maintenant dis-moi comment vous avez retrouvé Montanez ?
Miguel gémissait comme un chiot, elle allait devenir folle.
— Son nom… son nom était sur la fiche d’internement, répondit Jana en détournant les yeux. Celle des parents… Les disparus.
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