Elle retint son souffle. Paul. Paul Osborne : de la peur jusqu’à l’os, un .38 à silencieux à la main et deux boules de feu dans les yeux.
— On m’a dit que tu étais rentré, dit-elle sans amertume : j’aurais dû me méfier.
Le réduit était faiblement éclairé, il ne voyait qu’elle, elle et les tatouages encore noirs qui ornaient ses belles lèvres. Mais il manquait de temps.
— Fitzgerald : il lui est arrivé quoi ?
— Rien, répondit Hana. Il s’est tué tout seul.
— Pourquoi ?
— J’en sais rien.
Osborne avait la gorge sèche :
— Et l’assistante du coroner ?
— Je ne sais pas de qui tu parles et je m’en fous.
— Pas moi.
— J’en ai marre ! lança alors une voix bizarre.
Merde : il y avait un gamin à l’ombre de la lampe à pétrole, un trisomique d’une douzaine d’années qui fronçait les sourcils comme s’il venait d’ailleurs. Osborne maugréa — ce n’était pas du tout prévu dans ses plans.
— Qui c’est celui-là ?
— Le fils de Timu.
— Qu’est-ce qu’il fout là ?
— C’est moi qui m’en occupe, expliqua Hana.
Chose curieuse, la présence d’Osborne sembla rassurer le gosse puisqu’il se réfugia près de lui.
— Y me font peur ces cons-là ! glapit-il d’une voix précipitée. J’en ai marre, hein ! Je veux voir Josie ! Et mon père aussi, hein ! J’en ai marre.
Manquait plus que ça.
— T’en fais pas, mon gars, dit-il, on va filer d’ici en vitesse. (Il se tourna vers Hana.) Toi aussi tu viens avec nous.
La Maorie portait un pantalon et une veste sombre mais aucune arme : Osborne braqua son .38 sur sa belle gueule de sauvage.
— Tu viens avec nous : tout de suite .
— Pas avant d’avoir rasé le chantier, dit-elle d’une voix calme. Tout est prêt : il n’y a plus qu’à appuyer sur le détonateur. Les ingénieurs ont miné les fondations. Le détonateur est relié à un branchement en série. Il n’y a que deux gardes. Aide-moi. Après on fera ce que tu veux…
Hana parlait doucement pour ne pas effrayer le gamin qui, à deux pas de là, observait la joute d’un air très concentré. Osborne hésita un instant. Elle dut sentir le flottement.
— La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons, enchaîna-t-elle. Je croyais que tu avais compris, Paul… La terre est tapu , sacrée. C’est notre équilibre, notre mana .
Ses beaux yeux brillaient à la lueur de la lampe à pétrole.
— C’est pas ça qui te rendra ta grand-mère, dit-il.
Hana grimaça de rage. Elle voulut le gifler mais il souriait, avec ses maudits yeux jaunes… Elle le gifla.
Mark eut un geste de recul mais resta dans l’ombre d’Osborne, impassible. Avec ce poids mort, ils avaient encore moins de chances de sortir vivants de ce piège à rats : sans l’aide d’Hana, ils n’en avaient aucune.
Osborne posa le canon du .38 sur sa jolie tête dénaturée.
— Je n’ai pas fait tout ce chemin pour repartir sans toi, dit-il d’une voix blanche.
— Tout ce que je veux, c’est faire sauter ce putain de site.
Hana n’en démordait pas. Plus le temps de tergiverser.
— Ils sont combien dehors ?
— Une trentaine à surveiller le site, rétorqua la Maorie, autant pour la cérémonie.
— J’en ai marre moi, hein !
Mark tremblait comme une feuille. Soudain la porte du cabanon vola en éclats. Osborne envoya valdinguer le gosse, qui s’écroula de tout son long. Deux hommes jaillirent dans le réduit, arrosant les murs et ce qui se trouvait devant. Hana fut projetée contre la table. Celui qui venait de tirer mourut une fraction de seconde plus tard, le visage emporté par le choc hydrostatique. Osborne s’était jeté contre le banc, l’arme à la main. Une nouvelle rafale perfora les étagères métalliques, pulvérisant la lampe à pétrole et les étagères, avant qu’il ne l’ajuste : deux balles tirées coup sur coup, en pleine poitrine. Le Maori recula sous l’impact et, dans une giclée de sang, s’écroula sur le plancher.
— J’en ai marre moi, hein ! J’en ai marre !
Mark était toujours vivant.
Osborne se dressa d’un bond. Une balle lui avait rogné l’épaule mais il ne sentait plus rien. Il faisait noir dans le réduit, ça sentait la poudre et son cœur cognait à tout rompre. Il aida le gamin à se relever. Terrifié par la vision des deux hommes abattus sous ses yeux, le pauvre bégayait des mots incompréhensibles. Osborne repéra alors la silhouette qui, profitant de la pénombre, venait de se glisser au-dehors : Hana.
Il agrippa Mark par la peau du cou.
— Viens avec moi, toi !
L’adolescent fixait toujours les corps à terre : la main d’Osborne le projeta à l’air libre. Mark manqua de buter sur le mort qui gisait à l’entrée, rétablit son équilibre in extremis. Osborne guetta les alentours — pas trace d’Hana. Il se tourna vers le trisomique et le prit par les épaules :
— Maintenant tu files jusqu’à la plage, tu t’assois au bord de l’eau et tu attends sans bouger, compris ? (Il le serra fort.) Compris ?!
Comme Mark ne réagissait pas, il l’agrippa par le col de sa chemisette et le poussa de toutes ses forces :
— Allez dégage, merde !
Emporté par l’élan, le gamin trébucha et courut droit devant lui.
La fusillade avait alerté les Maoris. Il en accourait depuis la colline. Osborne se réfugia derrière un tas de briques, chercha Hana dans le clair-obscur du chantier, ne la trouva pas. Putain, où était-elle encore fourrée ?! Il l’avait vue s’écrouler mais elle était toujours vivante : elle tenterait de rejoindre le stock d’explosifs. Quel cabanon ? Il y en avait au moins une dizaine, disséminés sur le site. Depuis l’angle où il se tenait terré, Osborne balayait le site lorsque des coups de feu retentirent au loin.
Ils venaient de la piste.
Culhane.
Les forces spéciales.
Tout basculait.
Il contourna la baraque de chantier, évita les deux types en armes qui se précipitaient et repéra enfin la silhouette d’Hana : elle allait vacillante entre les cahutes et les palettes, et se tenait le ventre comme s’il allait s’enfuir. Elle était blessée.
Impression d’irréel sur le chantier en bord de mer : des rafales d’armes automatiques sifflaient depuis la forêt, des torches brûlaient au pied de la colline, les membres de la garde s’étaient éparpillés mais les hommes aux torses nus poursuivaient la cérémonie sous les incantations hallucinées de Nepia. On traînait le kupapa , Timu-le-traître qui avait mangé dans la main des puissants et qui maintenant flageolait telle une marionnette au pied du tohunga, avant de le plaquer contre le billot. Les autres grelottaient de peur devant les têtes coupées. Il fallait faire vite. On tira Melrose vers le billot. De l’autre côté du site, un véhicule arrivait à toute bombe : des silhouettes armées traversaient les fondations et prenaient position à l’orée de la forêt. Les forces spéciales avançaient mais on organisait la défense.
Profitant de la confusion, Hana s’était traînée jusqu’au chalet de Wheaton et exhortait les gardes à quitter leur poste. Dans la panique, les Maoris hésitaient : devaient-ils se porter en renfort ou continuer à surveiller le stock d’explosifs ? Hana entra d’autorité à l’intérieur du baraquement. La balle avait traversé le ventre sans toucher la colonne mais elle avait soif et du mal à respirer.
Les deux gardes tergiversaient, cherchant une cible dans la nuit sans savoir que c’était eux qu’on visait : Osborne abattit le premier d’une balle au poumon, l’autre à bout portant, à l’abdomen, alors qu’il jaillissait de l’obscurité.
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