— J’espère que vous ne m’avez pas fait venir jusqu’ici pour un simple problème d’intendance, fit-il remarquer en s’installant.
Le chef de la police se tenait debout au milieu du salon. S’assurant que la porte vitrée était close, il ouvrit alors le paquet qui reposait sur la table basse. Murdell, seul homme ici présent à ne pas connaître la teneur du colis, eut en retour un rictus dégoûté.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Le fémur d’une petite comptable, répondit le policier. Je l’ai reçu hier par la poste.
— Une comptable !
— Johann Griffith, assassinée il y a une dizaine de jours. Elle travaillait sur le projet de Karikari Bay.
Si les autres se taisaient, engoncés dans leur colère, Ruppert Murdell voulait être sûr de comprendre.
— Ce qui veut dire ?
— Que celui ou plutôt ceux qui ont assassiné le notaire continuent leur petit jeu de massacre : non seulement ils connaissent nos agissements, mais en plus ils nous narguent.
Le magnat de la presse détacha ses yeux du colis entrouvert.
— La presse indépendante est au courant ?
— Non, répondit Timu. Mais ils nous tiennent.
Une ombre passa sur le visage du maire. Il regrettait toute cette histoire. Son père prit les devants : il se tourna vers Timu, instigateur de cette escapade nocturne.
— J’imagine que si vous nous avez réunis ici ce soir, c’est que vous avez quelque chose à proposer…
— Oui, renchérit Melrose. Cette situation ne peut plus durer : alors ?
Timu alluma un cigarillo. La sueur coulait le long de son cou. Une chouette hulula depuis le parc. La nuit était tombée sur la maison isolée mais il n’y avait pas de chouette dans le parc — pas plus que de hibou. Deux coups de feu retentirent au loin. Ils provenaient de l’entrée du parc. D’un bond, les cinq hommes furent debout.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un vent de panique traversa l’assemblée.
— Asseyez-vous, ordonna Timu.
Il tenait un revolver à la main.
— Mais…
— Ne m’obligez pas à tirer, lâcha-t-il d’une voix forte. Je vous ai dit de vous asseoir.
Les hommes s’agitèrent. Le chef de la police les menaçait d’une arme et Mitchell n’en revenait pas. Melrose fut le premier à réagir : il se précipita vers la porte vitrée du salon, qui aussitôt vola en éclats.
— La prochaine ne ratera pas sa cible, prévint Timu.
Melrose s’immobilisa sur le parquet lustré, furieux.
— Jetez votre arme à terre. Tout de suite !
— Si c’est une plaisanterie, commenta Ruppert Murdell, je…
— Ce n’est pas une plaisanterie, gronda le Maori. Jetez votre arme, Melrose, je ne le répéterai pas !
Le businessman s’exécuta à contrecœur.
— Vous êtes fou, dit-il en prenant place sur le canapé.
Aucun d’eux n’était armé, les autres ne s’étaient pour ainsi dire jamais battus de leur vie : même à cinq, comment s’échapper ? Et que faisaient leurs gardes du corps ?
Depuis le fauteuil de cuir où Timu le consignait, le maire reprenait des couleurs.
— Comment osez-vous ? ragea-t-il. Comment vous, qui me devez tout, pouvez-vous nous trahir ?
Le Maori ne répondit pas. Le chef de la police d’Auckland ne se faisait aucune illusion sur sa carrière — elle était déjà terminée. Sa vie suivrait. En attendant, il sauverait Mark.
Murdell fulminait. On l’avait attiré dans un traquenard. Dans la tourmente, seul Michael Lung semblait garder son sang-froid ; depuis qu’Ann Brook avait été éliminée, il s’était préparé à tout. Au pire, mais sûrement pas à ça : surgissant de toutes parts, un groupe d’une dizaine d’hommes investit le salon.
Combinaisons sombres, cagoules, arme automatique au poing, les membres du commando les regroupèrent avant de désarmer le policier qui, tête basse, donna son arme de service. De nouveaux coups de feu déchiraient la nuit. Un homme de forte corpulence planta alors son pistolet-mitrailleur dans les reins du maire.
— Dites à vos gardes du corps de cesser le tir : tout de suite.
Un coup de crosse le poussa vers le hall. Phil O’Brian boita jusqu’au seuil de la propriété, un cri dans les reins. Il vit Mitchell et un homme de Murdell revenir en courant vers le perron, un revolver à la main, visiblement paniqués : ils stoppèrent en apercevant le maire et le fusil-mitrailleur planté sous sa glotte.
— Baissez vos armes, dit-il, inutile de résister.
Les gardes du corps hésitèrent un instant, puis obtempérèrent. Quand O’Brian rejoignit le salon, les autres n’avaient pas bougé d’un pouce. L’atmosphère était à la suspicion et les regards louchaient vers Timu, qui avait vieilli de dix ans.
— J’espère que vous savez ce que vous faites, glapit Melrose à ses côtés.
Un Maori de taille plus modeste apparut entre les têtes : Joseph Nepia. Ses longs cheveux gris tressés pour l’occasion, un air de triomphe irradiait son visage découvert.
Jon Timu s’était imaginé un vieil illuminé à la peau fripée de mokos mal bleuis par l’épreuve du temps ; l’homme qui se posta devant eux avait des traits étonnamment lisses, réguliers, un visage sans âge qui semblait resurgir du passé.
Zinzan Bee avait été son premier disciple, un disciple un peu trop zélé, imprudent de nature et beaucoup trop pressé d’en finir avec les pakehas — à tel point qu’obnubilé par sa vengeance il avait failli tout faire rater : Fitzgerald leur était tombé dessus, créant un véritable carnage. Nepia avait heureusement récupéré le corps du disciple et surtout sa tête, dans la forêt où il l’initiait aux rites…
— Qui êtes-vous ? demanda le premier Melrose.
— Peu importe… Nous sommes tous déjà morts…
On le regarda sans mot dire, stupéfait, méfiant. Le vieil homme jaugeait l’assemblée. Il prit un air contrit, presque fataliste.
— Malentendus, escroqueries, ventes frauduleuses, acquisitions par la force, guerres, traités partiaux… De tout temps vos gouvernements n’ont rien respecté. Aujourd’hui notre peuple agonise sur les ruines de son histoire. Votre monde ne nous tolère plus. Nous n’en avons plus pour longtemps mais nous ne quitterons pas Papatuanuku [40] La Terre.
sans combattre…
Tout à sa vengeance, la face du tohunga s’éclaircit brièvement. Sa voix était douce, ses yeux presque mélancoliques… Difficile de dire si cet homme était fou ou s’il représentait le dernier rempart des peuples opprimés.
— Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ?! aboya Murdell.
Une rafale claqua dans le jardin. Timu s’interposa à son tour.
— Où est mon fils ?
Nepia eut un sourire médiocre.
— Ne vous en faites pas, répondit-il d’une voix parfaitement calme : il est entre de bonnes mains…
— Nous avons conclu un accord ! protesta le Maori.
— Que vous retrouviez votre fils, oui… Allez, s’agaça-t-il soudain, ne perdons pas de temps !
Les hommes cagoulés leur firent signe d’avancer. Melrose voulut savoir où on les menait mais de violents coups de crosse s’abattirent sur lui : l’écrivain avait beau se protéger la tête, son oreille et son arcade étaient déjà en sang.
— Pas de questions ! hurla Nepia.
Les six hommes quittèrent le salon, abasourdis, et sous bonne escorte marchèrent jusqu’au van qui attendait dehors. Leurs poils se hérissèrent lorsqu’ils virent les corps étendus sur la pelouse, criblés de balles : Mitchell, tous les autres, abattus d’une rafale… D’un coup de hache, on leur coupa la tête.
Jon Timu comprit alors qu’on ne lui rendrait pas son fils. Nepia était un fou.
Un fou dangereux.
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