Caryl Férey - Utu

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald s'était engagé dans la police suite aux disparitions inexpliquées de son épouse et de sa fille sur une île de Nouvelle-Zélande. L'annonce de son suicide, après la mort d'un chaman indigène aux pratiques occultes effroyables, ne convainc pas son ancien bras droit. Osborne, spécialiste de la question maorie, revient sur les traces de son ami et par la même occasion sur son propre passé. Hana, celle qu'il appelle « ma femme » et qu'il connaît depuis l'enfance, croise de nouveau sa route. Les disparitions continuent. Une réalité glaçante se dessine. Au pays du utu, la vengeance comme les gènes, se transmet dans le sang…
Caryl Férey, né en 1967, écrivain, voyageur et scénariste, s'est imposé comme l'un des chef de file du thriller français avec la publication de
et
en 2012. Grand Prix de littérature policière 2008 et Grand Prix des lectrices de Elle 2009, rocker dans l'âme, Caryl Férey est également le père littéraire de Mc Cash, un flic borgne sans prénom croisé dans
et dans
de Joe Strummer. « L’intrigue, violente, ficelée avec dextérité, et l’écriture, ciselée comme un coutelas, font de ce
un roman explosif : une autopsie radicale de l’enfer humain. »
Martine Laval,

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— Putain de merde… Qu’est-ce que c’est que ça ?

En une poignée de secondes, le chef de chantier, les deux ingénieurs et le conducteur du camion se trouvèrent encerclés par un groupe de huit hommes, fusil-mitrailleur au poing. Aucun d’eux ne parlait sous les cagoules noires mais leur carrure était impressionnante.

— Hey ! s’insurgea Mathews en opposant les mains. Du calme ! Qu’est-ce que vous voulez ?!

Le canon d’un revolver se posa sur sa tempe.

— Tu vas sortir ton portable et téléphoner à ta femme, dit la voix du leader. Tu vas lui dire qu’il y a un problème sur le chantier, que tu en as pour la nuit, que tu es désolé mais que tu ne peux pas faire autrement. Tu raccroches très vite, sans faire d’histoires, et tout se passera bien. Dans le cas contraire, vous êtes morts. Vous tous.

Mathews en resta bouche bée. On lui colla son portable à l’oreille.

— Exécution !

Les fusils-mitrailleurs braquaient les autres, qui des yeux l’imploraient d’obéir.

La première partie du plan se déroula comme prévu : les femmes protestèrent, grognèrent, puis obtempérèrent. Rien qui laissât imaginer ce qui arriverait. Après quoi, on donna des ordres par talkie-walkie.

La seconde partie du plan était plus technique puisqu’elle requérait le concours des deux ingénieurs. Chlore, ammoniac, perchlorate d’ammonium, composants de base du propergol, un propulseur de fusées : ce n’est pas la colline qu’ils allaient faire sauter à la dynamite, mais tout le chantier.

*

Un crépuscule maussade tombait au-delà des pins. Hana conduisait vite le long de la piste. Ils étaient partis depuis deux heures et les médicaments n’avaient visiblement aucun effet sur le gamin.

— Où on va ?

— Voir ton père, je te l’ai déjà dit.

— Il est pas là mon père.

— Non, c’est pour ça qu’on y va.

— Où ça ?

— Voir ton père.

— Il est où ?

— Là où on va.

— C’est où ?

— Par là.

— Et Josie, elle est où ?

— Avec ton père.

— Je veux les voir.

— Moi aussi. C’est pour ça qu’on y va.

— Tu les connais ?

— Bien sûr.

— Moi aussi je les connais. Et Josie, tu la connais ?

— C’est ma meilleure copine.

— C’est pas vrai.

— Et pourquoi donc ?

— Elle s’occupe de moi.

— Moi aussi je m’occupe de toi.

— Mais elle c’est ma copine.

— Alors moi aussi je suis ta copine.

— T’es pas Josie.

— Non, mais je la connais.

— T’es pas mon père non plus !

Et Mark se mit à rigoler. Du coup Hana aussi. Jaune — ils arrivaient sur le site.

*

C’était une journée poisseuse, avec un brouillard qui ne se lève que le soir, un brouillard noctambule qui errait à flanc de collines. Jon Timu regarda sa montre, anxieux.

Le rendez-vous était fixé à neuf heures trente, il était presque vingt et il était toujours seul dans la villa de Long Bay — un endroit tranquille près du parc national, loin des mouchards électroniques où ils s’étaient déjà rencontrés deux fois : la première un an plus tôt, quand il avait fallu accorder les intérêts divergents, la seconde fois le mois dernier, pour finaliser les détails de l’opération.

Si au départ tout s’était déroulé selon les plans préétablis, les grains de sable s’étaient accumulés dans l’engrenage ; la disparition du notaire, le vol de la hache chez Nick Melrose, le corps de la comptable rejeté par la mer, puis la confirmation que Tukao faisait partie du charnier de Waikoukou Valley. Leur belle machine de guerre avait d’abord hoqueté avant de se gripper. Ils se réunissaient ce soir pour remédier au problème, statuer de la stratégie à suivre. Timu avait insisté : ils n’avaient pas le choix. Et le temps pressait.

Neuf heures vingt-trois : Phil et Steve O’Brian furent les premiers au rendez-vous. Une berline noire les déposa devant la propriété avant de se garer un peu plus loin, sur le parking de gravier. Outre le chauffeur qui resta près de la voiture, leur garde du corps portait une arme : Mitchell, leur homme de confiance.

— Où sont les autres ? demanda Steve O’Brian.

— Ils ne vont pas tarder, répondit le chef de la police.

Sous ses airs de patriarche qui en a vu d’autres, les gestes de Steve O’Brian trahissaient de la nervosité. À ses côtés, son fils restait silencieux. Michael Lung arrivait à son tour, à bord d’un coupé BMW gris métallisé soudain trop voyant. Ils se saluèrent à peine. Malgré son bronzage et son costume italien, le conseiller en communication lui non plus n’en menait pas large.

— Attendons plutôt à l’intérieur, lança Timu.

Les quatre hommes s’installèrent dans le luxueux salon de la propriété. Michael Lung s’assit sur l’accoudoir d’un club de cuir anglais, dit quelques banalités sans tenir en place, et se dirigea bientôt vers le bar où il se servit un whisky. Dans l’attente, Phil O’Brian refusa le verre qu’on lui proposait. Son visage était sévère et il se grattait la paume des mains, comme pris d’eczéma. Michael Lung se resservit un verre.

Depuis la mort d’Ann Brook, il n’y allait pas de main morte. Un moyen comme un autre de tenir le coup. S’il avait su ce qui arriverait. Tout ça pour une chatte… Michael avait rencontré Ann deux ans plus tôt, une escort girl qu’on lui avait mise dans les pattes après un dîner d’affaires, en guise de dessert, et elle lui avait tellement plu qu’il en avait fait le mannequin en vogue de son agence de pub. Aujourd’hui morte et enterrée… Pauvre fille.

Neuf heures trente : Nick Melrose arriva à son tour, ponctuel, seul. Le businessman n’avait pas peur et tenait à le montrer — vêtu d’un pantalon sportswear et d’un débardeur, la poche de sa veste était alourdie d’un calibre 32. Melrose achevait son prochain best-seller avec l’énergie de ses soixante ans tout en préparant l’expansion du site de Karikari Bay — jonction avec le golf voisin et construction d’une route digne de ce nom — et l’idée de se retrouver tous ici ne l’enchantait pas.

— J’espère que vous avez de bonnes raisons de nous réunir ici, dit-il sans ménager l’autorité du chef de la police.

— Effectivement.

Ils n’attendaient plus que Ruppert Murdell, le magnat de la presse qui, outre chaînes de télé à péage et droits de compétitions sportives, maîtrisait par le jeu d’alliances croisées l’essentiel de la presse néo-zélandaise. Il arriva ce soir-là en limousine, escorté par trois gardes du corps aux regards glacés semblant tout droits sortis de séries américaines.

— Alors ? lança-t-il en guise de bonjour. Qu’est-ce qui se passe ?!

— On va vous l’expliquer, répondit Timu. Asseyez-vous…

Murdell avait des sourcils en bataille et une horloge dans la tête.

— J’ai une heure à vous accorder, annonça-t-il. Pas une minute de plus : je repars pour Sydney par le vol de nuit.

— Asseyez-vous…

Les gardes du corps avaient pris leur poste à l’entrée de la propriété et dans le parc. Mitchell gardait le hall. Ils étaient maintenant tous là, Steve et Phil O’Brian, son conseiller en communication Michael Lung, Nick Melrose, leur principal bailleur de fonds via le projet immobilier de Karikari Bay et quelques pirouettes juridiques, Jon Timu, le chef de la police chargé de la répression, et enfin Ruppert Murdell, venu expressément d’on ne sait où, et qui par presse et télés interposées alimentait la peur, discours sécuritaire à l’appui.

Étranger aux petites affaires de ce pays, Murdell mesurait encore mal l’enjeu de cette réunion. En contrepartie de sa coopération, il avait obtenu le canal hertzien laissé vacant après la faillite d’Aotearoa Television, la chaîne maorie (de mauvais placements, disait-on), et il monterait bientôt sa fameuse chaîne réservée à l’information. Le reste ne l’intéressait pas.

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