Il y eut alors un bruit de pas à l’extérieur. Un jeune Maori fit irruption dans l’atelier au moment où Osborne faisait volte-face. Aussi surpris l’un que l’autre de se trouver face à face, les deux hommes se dévisagèrent une fraction de seconde. Mains nues, le Maori fut le plus prompt à réagir : il se rua sur la table, saisit l’un des ciseaux d’os et plongea sur Osborne qui attrapa son poignet au vol. Leurs souffles se mêlèrent en une étreinte furieuse. Le Maori chercha à planter le ciseau dans sa glotte, il était très jeune mais déjà puissant comme un taureau : les deux hommes roulèrent sur la table, dispersant les objets rangés là et, dans le même mouvement, tombèrent à terre. Osborne se dégagea très vite : il tira son arme, braqua le canon mais se ravisa.
Assis sur la terre battue de l’atelier, l’autre ne bougeait plus : il observait le filet de sang qui s’écoulait de son ventre, méthodique, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. En chutant, il s’était planté le ciseau dans l’abdomen : le Maori le tenait encore à la main, enfoncé de moitié, incrédule. Un gamin à la peau claire, les bras couverts de tatouages, toujours les mêmes, avec un voile de douleur sur ses beaux yeux verts. Il voulut ôter le ciseau de ses entrailles mais la force lui manquait. Ses paupières papillonnèrent un instant : il ne vit rien défiler dans sa tête, ne pensa à rien de précis, hormis le fait assez étrange de prendre conscience qu’il perdait conscience, à jamais…
Osborne observa l’agonie. Le dos calé contre la table, le Maori avait les yeux encore mi-clos : son corps glissa lentement sur la terre battue.
Osborne s’ébroua — le bruit allait alerter les autres. Il sortit du cabanon, l’arme à la main. Déjà les sons de plusieurs voix résonnaient depuis le sous-bois, des voix qui venaient vers l’atelier. Il se réfugia sous les frondes des fougères et, à couvert, épia les mouvements le long du sentier. Un groupe d’une demi-douzaine d’hommes approchait, portant des cantines vides. Tatoués pour la plupart. Parmi eux, il reconnut les frères Tagaloa. Englué sous un amas de verdure, Osborne distinguait leurs voix rauques mais il ne saisissait que des bribes… « temps d’y aller… les autres… bientôt… rendez-vous… nuit tombée… ». Des hommes jeunes, tous d’origine maorie, mais d’Hana, pas l’ombre d’un cil.
Le groupe stoppa devant la cahute. Ceux qui portaient les cantines les déposèrent sur le tapis d’épines, l’un d’eux entra dans l’atelier : il en ressortit presque aussitôt et, éructant quelques mots brefs, lança des regards hostiles alentour. Des armes de gros calibre jaillirent des tuniques. Avec ses cinq balles dans le barillet, Osborne n’avait pas une chance : il recula à couvert et se fondit dans la nature. Les images se télescopaient dans sa tête, celles des têtes aux lèvres cousues sur l’étagère et qui semblaient le poursuivre jusque dans les sous-bois, celle de l’adolescent aux yeux ouverts qu’il venait de tuer et le spectre d’Hana, introuvable… Il effectua un large arc de cercle autour de la maison. La main toujours crispée sur la crosse du revolver, il attendit derrière des buissons, à croupetons, le souffle court. Il s’était éloigné du rivage, un kilomètre, peut-être moins. Osborne craignait une battue, une chasse à l’homme blanc, mais rien ne venait. […] Une minute passa, puis deux. N’observant d’autre mouvement que celui des insectes tourbillonnant dans le bush, il revint sur ses pas. Lui tendaient-ils un piège ? Il n’avait vu aucun véhicule le long de la piste, ni entendu le moindre bruit de moteur : les Maoris avaient pourtant un moyen de locomotion.
Osborne atteignit les premières criques disséminées au pied de la falaise. Il aperçut alors le mouillage en contrebas : un bateau à moteur, qui baignait dans l’eau turquoise. Le groupe de Maoris entrevu tout à l’heure avait grimpé à bord et, poussant les cantines au fond du canot, s’apprêtait à lever l’ancre. Un corps gisait près de la cabine — celui du gamin éventré. Les Maoris levèrent l’ancre et partirent sans tarder, à grand renfort d’hélices, vers le large…
Agenouillé sous les tiges géantes qui bordaient la falaise, Osborne avait compté sept hommes à bord. Aucune femme.
Le canot n’était plus qu’un point blanc sur la mer. Ils filaient plein nord…
Étrange. Pour ne pas dire incompréhensible.
Osborne se dirigea vers la maison, l’arme au poing. Craignant qu’ils aient laissé un homme pour assurer leurs arrières, il passa par la porte de derrière, celle qui donnait sur les bois. Précaution inutile : la maison était vide. Ou plutôt vidée : il n’y avait là plus le moindre vêtement, ni d’effets personnels d’aucune sorte.
Idem pour le cabanon : les ustensiles du tatoueur avaient disparu. Même les têtes avaient été embarquées. Les Maoris avaient levé le camp…
Pour aller où ?
Le soleil était au zénith quand Osborne retrouva la piste. Il pensait à cette histoire de mokomokai , à Fitzgerald, aux Maoris qui venaient de lui filer entre les doigts en emportant leurs précieuses têtes. Le cerveau pris dans un étau, les poumons comme des rasoirs, il remonta à grands pas vers la voiture garée plus haut. Un bruit de moteur suppléa les bourdonnements de sa tête : soulevant un nuage de poussière âcre, une camionnette descendait la colline.
Des planches de surf dépassaient du pick-up qui, le voyant ahaner au milieu de la piste, s’arrêta à hauteur. La tête d’un chevelu se pencha par la vitre ouverte.
— Ça va ? lança-t-il depuis la portière. Vous êtes tout pâle…
Osborne ne répondit pas. La peur et les drogues lui avaient rongé le visage.
Greg Wheaton épongea son cou à l’aide d’un mouchoir. Il était cinq heures de l’après-midi et les ouvriers venaient de quitter le chantier. C’est lui qui avait les clés du baraquement sud, un bloc d’acier amovible spécialement aménagé pour stocker les explosifs. Deux ingénieurs en sortaient. Davis et Mathews, deux gaillards en chemise à carreaux qui auraient fait de bons seconds rôles dans les westerns de John Ford. Ils venaient de faire les repérages pour le prochain minage, prévu dans deux jours — demain était férié. Ils avaient donc tout laissé en plan, les machines et les pelleteuses, les outils, les blocs de parpaing et les premières fondations, pour aller célébrer en famille la fête nationale.
Au pied de la colline éventrée, les tas de terre et de cailloux s’amoncelaient comme si des taupes géantes y séjournaient. Wheaton était fier de son œuvre. Jamais il n’avait dirigé un tel chantier.
Le transporteur attendait devant le baraquement : hormis quelques bâtons de dynamite, les explosifs les plus dangereux étaient systématiquement rapportés à l’usine. Burke, le chauffeur du camion, avait hâte de charger le stock. La route était longue jusqu’à Wangharei, il ne serait pas rentré chez lui avant vingt heures et il voulait profiter de la soirée pour préparer la journée de chasse du lendemain avec les copains.
— C’est bon ? lança-t-il aux ingénieurs qui discutaient devant le baraquement.
— Oui oui ! Vous pouvez y aller…
Burke baissa le haillon du truck. Fichu métier que de trimbaler des produits dangereux. Même avec les primes de risque, il avait à peine de quoi payer la maison et le reste. Les deux ingénieurs se serrèrent la main en se souhaitant un bon week-end tandis qu’il commençait le chargement.
— Ouais, à lundi, répondit l’autre. Mes amitiés à ta femme !
— De même !
Les deux hommes saluèrent Wheaton, qui bougonnait dans son coin — sa femme était partie avec un autre et, même s’il ne s’était jamais vraiment soucié de cette garce, ça le mettait en rogne rien que d’y penser. Heureusement ça ne lui arrivait pas souvent… Le chef du chantier de Karikari Bay songeait comme tout le monde au week-end à venir lorsque, sortant brusquement du bois voisin, il aperçut deux hommes cagoulés : deux grands types vêtus de noir qui couraient dans leur direction. Il fit un bref panoramique et en vit trois autres, sur la gauche, jaillissant à l’angle du baraquement. Wheaton réalisa alors qu’ils tenaient des armes.
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