— Il a lieu quand, l’enterrement ?
— Demain, je crois… Pourquoi, tu as trouvé quelque chose ?
— Peut-être.
— Dis, tu as une drôle de voix, s’inquiéta Tom. Ça va ? Tu as besoin d’un coup de main ?
Mais Osborne avait raccroché.
*
La lune faisait des ronds dans l’eau. De l’autre côté de la baie, les quais d’Auckland répandaient ses lucioles artificielles.
Sortant de ses brumes, Osborne avait fini par se lever. Une bosse énorme pointait sur son crâne mais les sutures semblaient tenir le choc. Délaissant les poches de glace et le canapé du salon, il avait fait quelques pas dans le jardin d’Amelia, jusqu’à la rambarde de bois qui donnait sur la mer. Il fumait, perdu dans ses pensées.
Des questions comme autant de bulles vides. La hache du vieux chef ngati kahungunu avait été dérobée chez Melrose suite au carnage occasionné par l’arrestation de Kirk et la découverte du charnier : Fitzgerald s’était suicidé dans la foulée, sans donner d’explications, et Zinzan Bee, complice présumé de Kirk, avait disparu. Seul Sam Tukao avait été torturé avant d’être exécuté : pourquoi ? Parce qu’il avait signé l’acte de vente des terres maories ? Où étaient passés les fémurs ?
De leur côté, les jumeaux du maire et son conseiller en communication traînaient avec Ann Brook au club échangiste le plus chic de la ville : pourquoi l’avait-on assassinée ? Parce qu’elle était, entre autres, la maîtresse de Lung ? Anna avait-elle appris quelque chose qu’elle ne devait pas savoir ? Et Will Tagaloa, le portier du Phénix, pourquoi était-il précisément en congé maintenant ? Pas pour échapper aux interrogatoires de la police : il n’y en avait pas eu…
Osborne ralluma une cigarette, l’écrasa (la tête lui tournait). Les événements repassaient en boucle dans son esprit fatigué. Karikari Bay abritait d’anciens pas maoris. Melrose s’était emparé du projet avec l’aide du père O’Brian et la complicité de Tukao, Griffith gérait l’argent du chantier, mais Ann Brook ? Qu’est-ce qu’une jeune mannequin venait faire dans cette histoire ? Osborne avait dû la lâcher vers quatre heures du matin. Le décès était évalué autour de cinq : ça laissait peu de temps aux tueurs pour l’embarquer, la violer et jeter sa dépouille près de l’entrepôt… À moins d’être présents à la party de Julian Lung…
Le soir tombait sur la baie quand la Honda d’Amelia Prescott se gara sous les kamashis en fleur. Repérant bientôt la silhouette d’Osborne près des rochers, la jeune femme marcha jusqu’à la rambarde.
Suspendu à des fils que rien ne tenait, il caressait de loin le monde et ses lumières.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Rien, dit-il. Je suis fatigué.
Un oiseau pépiait dans l’arbre voisin. Amelia s’accouda à la rambarde, près de lui. Elle avait travaillé comme une acharnée pour rattraper le boulot en retard, elle aussi était fatiguée mais ses yeux bleus souriaient sous les étoiles.
— Tu devrais peut-être passer une radio à l’hôpital, dit-elle au hasard.
— Il ne s’agit pas de ça…
Une chape de mélancolie lui était tombée dessus. Il pesait des tonnes. Elle vit son visage pâle à la lune montante, ses pupilles luisantes de fièvre… Un moment de faiblesse. Elle en profita :
— C’est à cause de Fitzgerald que tu es comme ça ?
— Quoi, comme ça ?
— C’est pour le venger que tu es rentré en Nouvelle-Zélande ?
— On l’a tué, dit-il entre les dents.
— Non, Paul : il s’est suicidé… J’ai vérifié à l’institut médico-légal. Ça ne fait aucun doute. Personne ne l’a tué…
— Alors c’est quelque chose qui l’a tué, répondit-il.
La légiste soupira. Autant essayer de rendre la raison à un arbre. Des langueurs salées montaient de l’océan. En proie à de nouveaux vertiges, Osborne se rattrapa à la rambarde. Amelia sentit son corps tout près du sien et cette espèce d’attraction qui les poussait l’un vers l’autre. Alors, sans plus penser à rien, elle enroula sa main autour de sa taille et posa la tête contre son épaule. Ils restèrent là un moment, devant la mer, immobiles. À travers sa chemise, Osborne était brûlant de fièvre. Amelia se serra plus fort contre lui.
Une poignée d’écume s’échoua sur le rivage et personne n’avait envie de la sauver.
Amelia releva la tête avec une envie folle de l’embrasser, mais l’homme qu’elle aimait tenait à peine debout.
— Il me faut de la dope, dit-il.
Jon Timu roulait sur Tamaki Drive, la route de bord de mer qui menait à la banlieue chic de Mission Bay, sorte de Santa Monica local. Des criques se succédaient à l’abri des rochers. Depuis le sommet de la colline, la vue sur le golfe d’Auraki était spectaculaire.
Le chef de la police passa les grilles de l’institut spécialisé et gara sa vieille BM dans le parking visiteurs. Problème d’injection. Le garagiste lui avait répété qu’il faudrait songer à la changer — les pièces détachées coûtaient les yeux de la tête — mais le Maori avait chaque fois rétorqué qu’il y penserait. Changer de voiture : autant se mettre au footing…
La démarche traînante, Timu grimpa l’escalier du grand hall. Tête connue, la fille de l’accueil lui renvoya un sourire de circonstance.
— Bonjour, capitaine ! Vous venez voir Mark ? Il est à la piscine !
Timu bougonna un remerciement — à croire qu’il ne serait jamais qu’un flic aux yeux du personnel spécialisé, et pas un père… Il se soulagea la vessie dans les toilettes du rez-de-chaussée, serra les dents en voyant le liquide saumâtre qui sortait de l’urètre, puis suivit les couloirs jusqu’à la piscine couverte.
Une odeur de Javel emplit ses narines. Le sol était glissant. Le maître nageur surveillait le plongeoir d’où les gamins sautaient bruyamment. Mark s’ébattait parmi ses petits camarades qui, comme lui, s’en donnaient à cœur joie. Ils avaient tous un handicap mais dans l’eau ils redevenaient tous égaux, comme par magie.
Josie, fidèle et dévouée à sa tâche, y allait de ses encouragements, revêtue d’un maillot de bain une pièce qui faisait rebondir ses gros seins. L’éducatrice n’était pas belle, avec son nez de singe et sa peau boutonneuse, mais il y avait d’autres façons de l’être. C’est elle qui prendrait le relais, bientôt, de manière définitive… Ravalant ses larmes, Timu s’approcha.
Mark éclaboussait un petit copain quand soudain il vit son père. Branle-bas de combat à la surface de l’eau. Il pataugea, l’imbécile, à s’en noyer le corps, et arriva exténué au niveau du plongeoir où le maître-nageur, croyant à la panique, hésitait à sauter.
Mais Jon s’était déjà précipité ; le malade arrivait, hilare, les yeux rouges de chlore, dans un élan de joie qui donna à son père envie de chialer.
Bon Dieu, il était un homme, oui ou merde ! Le Maori attrapa son fils par les épaules, il pesait lourd le cochon, et le hissa hors de la piscine où tout le monde l’avait déjà oublié, tellement ça rigolait.
— Papa ! s’écria Mark.
Ses yeux bridés riaient comme s’il ouvrait un paquet-cadeau. Timu serra son fils dans ses bras, fort. Tout trempé qu’il était, Mark ne sentit pas les larmes qui dégringolaient sur ses épaules…
Au prix d’un bel effort, Osborne s’extirpa de la Honda. Il avait dormi d’un sommeil de plomb sur le sofa d’Amelia, il émergeait à peine et les pilules de codéine lui vrillaient la tête. L’assistante du coroner avait insisté pour qu’ils partagent un petit déjeuner consistant ; le bacon et les beans expédiés, elle le déposait devant l’hôtel Debrett avant de regagner son travail. En attendant, il avançait au radar.
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