— A Ngakau… A Ngakau [30] « Ô mon amour, ô mon cœur. »
…
La gorge nouée, elle posa sa main sur le cercueil. À ses côtés, son père fermait les poings pour retenir ses tremblements, sans bien réaliser que des larmes coulaient sur ses joues : Glenn le Maori de la tribu tainui tout ratatiné de chagrin devant la dépouille de sa mère, A Ngakau ! A Ngakau …
Glenn n’avait pas dit un mot lors du trajet qui les avait amenés jusqu’au marae de West Coast Road. En négligeant de participer aux haka et de représenter la tribu tainui lors de l’Aoteraoa Maori Performing Art Festival, la compétition culturelle intertribale qui avait lieu à la fin de chaque été, Glenn avait fini de se brouiller avec son père : Pita avait trop d’honneur à défendre pour accepter sans douleur la désaffection de son fils, et Glenn globalement trop de faiblesse pour échapper à la routine d’un quotidien qui, à la longue, le menait plus souvent au bar du coin qu’à l’agence d’intérim censée l’embaucher.
Seule Hana avait assumé la filiation. Mais si elle les aimait tous les deux et de manière différente, elle n’avait rien fait pour les rapprocher ; on n’était pas maori par atavisme ou par habitude, on l’était dans le sang. En perdant aujourd’hui sa mère, Glenn perdait aussi son dernier lien avec la communauté, l’ iwi , la tribu, et le hapu , la sous-tribu, qui ensemble formaient l’unité, le tahi , une part de l’âme maorie…
Des bras puissants soulevèrent le cercueil de merisier. Pita mena le cortège vers le petit cimetière voisin, Hana dans son sillage, brisée mais collée à la dépouille comme si elle pouvait tomber.
Fuyant le regard de son père, Glenn emboîta le pas à sa fille.
Nul nuage à l’horizon : juste un vent humide qui traversait le bleu du ciel déformé sous le prisme des larmes. Hana marchait en silence, obéissant au malheur qui la précédait de quelques pas.
Ça sentait le jasmin dans le petit cimetière aménagé pour l’occasion, une odeur presque enivrante. Hana tanguait près du tertre, perdue dans ses pensées : pourquoi l’enterrait-on là, dans le lopin de terre situé derrière le marae, plutôt qu’au nord de la péninsule où la tribu avait ses terres ? Pour qu’elle reste près de son mari ?
Pita lui présenta alors un pendentif, reconnaissable entre mille : le tiki de sa femme.
Hana sortit de ses pensées ; tous les membres de la tribu s’étaient tournés vers eux. Le grand-père déposa le pendentif au creux de sa main.
— Tiens, dit-il. C’est petit mais c’est du jade.
Le Maori sourit, un pauvre sourire qui s’évanouit sur ses lèvres. Hana retint ses larmes.
— Merci, grand-père…
Pita Witkaire recula d’un pas pour la contempler. C’est Hana qui désormais garderait le mana de la vieille femme, elle qui porterait le souvenir de son âme…
— Tihe mauriora [31] « Je salue le souffle de la vie qui est en toi. »
, dit-il d’une voix plus ferme.
Répétant le geste sacré de ses ancêtres, il planta le tiri au bout du tertre funéraire, la tige qui permettrait à l’âme de se séparer du corps pour rejoindre Papa la terre ou Ranginui le ciel, selon son choix… Hana serrait le pendentif dans sa main, parcourue de frissons.
— Que voulez-vous que je fasse ? murmura-t-elle.
Le vieil homme parla au nom de la tribu tainui, dont l’emblème et la fierté venait de disparaître.
— C’est la fin, dit-il, la fin ou le commencement. À toi de choisir la route. Car elle est désormais liée à la mémoire de la tribu. C’est toi que ta grand-mère a choisie. C’est toi qui désormais portes l’honneur de la tribu, c’est toi qui portes le savoir. Fais-en bon usage… (Il leva les yeux au ciel, puis serra sa main crispée sur le tiki de jade.) Kia koa koe [32] « Je te souhaite toute la joie possible… »
…
Pita se tourna alors une dernière fois vers le tombeau où reposait la kuia . Le vent faisait onduler ses cheveux gris, sa voix n’était plus qu’un souffle.
— E taku hine, e taku hine [33] « Ô ma femme, ô ma femme… »
…
Glenn grimaçait dans son dos : on mit le cercueil en terre. Hana se tenait droite, prisonnière de sa douleur, les yeux secs comme de la glace.
Le cimetière des éléphants n’existe pas : pour mourir, la bête fatiguée vient se jeter sur les défenses des plus jeunes. C’est seulement après l’agonie qu’ils pleurent, en rond, tous ensemble…
— Comment tu as su que j’étais là ?
Hana avait sa tête des mauvais jours.
Pliant l’échine, Pita s’assit sur le sable, à ses côtés. Il avait fini par trouver sa petite-fille sur la plage de Rangiwhakaea Bay, assise à l’ombre d’un pohutuwaka en fleur. Le contraste avec son visage était saisissant ; ses cheveux étaient pleins de sel, ses yeux aussi avaient perdu de leur éclat… La beauté l’aurait-elle fuie, elle, la splendeur, la fierté de la tribu tainui ?
— Ça fait des semaines que je te cherche, répondit le vieil homme. Des semaines…
Hana serra une poignée de sable dans sa main, qu’elle égrena, tête basse.
— Si je suis ici, c’est pour que personne ne me retrouve, dit-elle sèchement.
Hana fuyait son regard humide, comme s’il l’avait prise en faute. Le Maori soupira… La route avait été longue et il sentait le poids des années sur lui. Il posa sa main sur l’épaule de sa petite-fille.
— Pourquoi tu ne reviens pas au marae ? dit-il doucement. C’est là qu’est ta place, près des tiens. Pas ici…
La jeune femme se renfrogna un peu plus. À son cou pendait toujours le tiki de Wira, figurine de jade qu’elle malaxait maintenant entre ses doigts. Quelque chose avait changé dans le fond de ses yeux. Ils semblaient vides. Affreusement vides.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— J’attends, dit-elle.
— Quoi ?
Pita ne voulait pas la brusquer : il sentait bien qu’elle était fragile, vulnérable, un verre fissuré qui ne demandait qu’à se briser, à lui entailler la main…
— Rien, répondit Hana. Je n’attends plus rien.
Sa voix se voulait louve mais elle chevrotait dans sa gorge. Hana était émue par la venue de son grand-père, il avait dû en faire du chemin pour la retrouver, et son air malheureux lui cassait le cœur. Mais elle tiendrait le coup.
Sentant sa nervosité, le Maori serra un peu plus son bras autour de ses épaules. Elles étaient robustes et douces mais frémissaient sous la brise tiède. Pita était malheureux pour elle, pour Wira, pour lui.
— Viens avec moi, murmura-t-il. Ça ne sert à rien de ressasser tout ça.
— Je ne ressasse rien, je vis.
— Mal.
— Comme nous tous.
De l’océan montaient des vagues blanches. Il fallait la sortir de là.
— Hana, dit-il. C’est toi qui portes le mana de la tribu. Sans toi, nous ne sommes plus rien. Des bouts éparpillés… Reviens. Il faut…
— Je ne porte plus rien, le coupa-t-elle.
— Tu te trompes. Si ta grand-mère t’a choisie, c’est pour propager le savoir de ton peuple, pas pour le garder prisonnier : les Tainuis ont besoin de toi.
Elle ricana. Ses yeux avaient la couleur du jade mais la colère y était noire :
— Va-t’en.
— Hana…
— Non, siffla-t-elle. C’est trop tard. Trop tard pour tout.
Hana repoussa sa main qui, telle une branche morte, retomba sur le sable. Le désespoir l’avait défigurée. Le vieil homme esquissa un geste mais elle se leva tout à coup.
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