— Si la police ne vous a pas interrogés, c’est qu’il y a une bonne raison, reprit Osborne. Et cette raison, c’est que des personnalités très respectables se rendent ici, en toute discrétion. Avec Ann Brook ?
— Non ! elle implorait.
— Mais elle les connaissait ? dit-il en l’empoignant. Attention à ta gueule !
La jeune femme se tordit un peu plus sur la moquette.
— Oui, murmura-t-elle.
— Qui ?!
Il criait presque. Elle secoua la tête :
— Plein de gens !
Acculée au pied du comptoir, la jeune femme ne savait plus quoi répondre. Osborne l’aida un peu.
— Qui vient ici ? Michael Lung ?
— Oui !
Le conseiller du maire. Osborne sentit tout de suite le mauvais coup.
— Qui d’autre ?
— Je ne sais plus, balbutia la blonde. Je ne sais plus…
Ses mains couvraient son visage comme s’il allait tomber en morceaux.
— Sam Tukao ?
— Non !
— Melrose ?
— Je ne connais pas ce nom, glapit-elle, je vous le jure !
La fille se laissa glisser à terre, manquant de rouler sous les tentures. Osborne essuya sa semelle sur sa robe. Elle se tortilla sur le sol du vestiaire.
— O’Brian ? feula-t-il. Lui aussi c’est un habitué ?
Elle gémissait.
— Oui…
— Le père ou le fils ?
— Les fils !
La blonde fondit en larmes.
Osborne retint son souffle. Un flash lui traversait la tête : il se revoyait dans le club avec Ann, il visionnait une fois encore la scène où deux longs gringalets mataient « Peau d’âne » pendant qu’on la chevauchait… Même taille, même morphologie : les jumeaux O’Brian.
Ce n’était pas le maire d’Auckland ni son père qui se rendaient au club échangiste, mais les deux gamins…
*
Minuit. Osborne gara la Chevrolet dans la ruelle perpendiculaire à l’hôtel Debrett, perdu dans ses pensées. De nouveau, tout se mélangeait. Ann Brook était présente à l’Observatoire quand le maire avait lancé sa campagne de réélection sous le thème de la tolérance zéro. Elle était l’amie de Julian Lung, l’égérie et la maîtresse de son père Michael, qu’elle retrouvait au Phénix ; Ann connaissait les jumeaux O’Brian, qui eux aussi allaient se payer du bon temps dans le club le plus privé de la ville… Timu et Gallaher n’avaient pas poussé l’interrogatoire au Phénix pour couvrir Lung et les fils du maire, lequel ne pouvait essuyer un tel scandale en pleine période électorale. Ça n’expliquait pas pourquoi on avait tué Ann, ni la disparition de Will Tagaloa, le portier…
Il marchait tête basse quand soudain l’équilibre se rompit. Osborne se sentit décoller de terre : un choc violent contre son crâne l’envoya rouler sur le trottoir.
Le sol était dur, froid. Une douleur abominable au cuir chevelu, il rattrapa ses esprits égarés dans le caniveau avant qu’ils ne s’échappent définitivement. Le liquide tiède qui coulait sur son front inonda ses yeux, il distinguait à peine les silhouettes de ses agresseurs au-dessus de lui : ils étaient deux, cagoulés. Non, trois : surgissant dans son dos, une main puissante le saisit par les cheveux. Sous la pression, la plaie de son crâne s’ouvrit un peu plus. Une seconde plus tard, son visage s’écrasa contre le bitume.
Du front, Osborne sauva de peu son nez. La douleur remonta dans sa cervelle : tout était trouble mais il serrait toujours le poing. Au-dessus de lui, une voix disait :
— Achève-le !
Baignant dans son sang, Osborne releva la tête et repéra ses agresseurs au moment où, revenu en trombe, le poing américain allait lui fracturer la tempe : d’une esquive, Osborne glissa sur le pavé. L’arme érafla son oreille avant de percuter le sol. L’homme cagoulé étouffa un cri. Osborne serrait toujours ses clés de voiture : la tige d’acier calée entre les phalanges, il frappa l’œil, de toutes ses forces. Touché de plein fouet, le type cria entre ses dents et reflua, la main collée sur l’orbite. Son complice se précipita aussitôt, une barre de fer à la main. Osborne le cueillit d’un coup de talon au genou, qui sembla céder sous l’impact. Le type partit en vrille tandis qu’Osborne se relevait en prenant appui contre le mur, des étoiles dans la tête. La cocaïne remonta tout à coup, il avait la gorge sèche et amère, les jambes molles, le sang ruisselait sur sa chemise blanche et la ruelle tanguait dangereusement.
Ses pupilles se fixèrent sur le plus grand de la bande, une silhouette élancée qui le menaçait d’une arme : un Beretta à balles expansives. Leurs regards se croisèrent une fraction de seconde. Il allait l’abattre comme un chien. Les pneus d’une voiture crissèrent alors à l’angle de la rue. Une tête apparut par la vitre ouverte, une tête blonde qui à une vingtaine de mètres s’écria :
— Paul !
Amelia Prescott.
L’homme au Beretta hésita : la fille se précipitait hors de la Honda et les coups de feu pouvaient attirer du monde. Il ne tirerait pas, à moins d’abattre aussi la fille. D’autres noctambules s’étaient arrêtés un peu plus loin. L’homme pesta, fit volte-face et, soutenant ses deux acolytes, disparut au coin de la ruelle.
Amelia accourait.
— Mon Dieu, fit-elle en le voyant.
Osborne chancela contre le mur : il ne voyait plus que des ombres sur le trottoir et ce sang chaud qui gouttait de sa tête…
— Paul ! Paul, ça va ?
À travers l’opacité, il distinguait le son de sa voix. Amelia cala son épaule sous son aisselle.
— Viens, dit-elle, ne restons pas là…
La terre tournait à toute vitesse et la douleur allait empirant. Osborne s’accrocha à son épaule, si frêle qu’elle manqua de s’affaler. Mais Amelia tiendrait bon. Semant des petits cailloux écarlates sur le trottoir, ils titubèrent jusqu’à la Honda. Le couple de noctambules qui s’était arrêté demanda s’ils avaient un problème mais l’assistante du coroner se chargea de les éloigner. Osborne n’entendait plus rien, sinon les bruits de son cœur qui cognait contre ses tempes. Il roula sur la banquette arrière, la tête en feu. Amelia grimpa à bord, mit le contact et s’engagea sur Queen Street.
— Ça va aller ? souffla-t-elle depuis son volant.
Glissé à l’arrière, Osborne n’émit qu’un son rauque. Son cerveau bourdonnait, commençait à donner des signes de faiblesse. Des petites billes rouges phosphorescentes filaient devant le pare-brise, il voyait double, ou triple.
À l’avant, Amelia parlait d’hôpital, des types qui l’avaient tabassé, du sang qui dégringolait de sa tête… Ses yeux papillonnaient, quittaient leur chrysalide. Il balbutia :
— Pas d’hôpital.
La douleur était là, intense : Osborne ne pensait pas à l’agression qu’il venait de subir, juste à y survivre.
C’était une journée d’octobre où le vent balayait les collines. Les animaux se réfugiaient sous les arbres et, malgré le bleu du ciel, rien n’annonçait le printemps. Après une longue attente, le karanga [28] Appel destiné à rassembler les gens.
retentit dans le marae , invitant les Maoris à venir se lamenter.
Le cercueil de la grand-mère était là, ridiculement petit. Hana ne l’avait pas vue depuis des années : Wira s’était-elle rabougrie à ce point ? Les gens se pressaient maintenant dans le whare nui [29] Grande maison où ont lieu les réunions du marae.
, la famille au premier rang, soutenue par la haie silencieuse des membres de la tribu.
Entourée des siens, Hana écouta les prières et les chants sacrés, les karakia, qu’elle connaissait sans les avoir jamais entonnés. Elle le ferait bientôt, quand tout le monde se serait soudé autour de la doyenne. Hana ne savait pas comment interpréter la mort de Wira, elle n’y voyait ni signe ni ligne de fuite.
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