Il était entré en justice comme on entre parfois en politique : par aversion…
Une lumière crépusculaire scalpait les buildings de la City. En équilibre sur le rebord de la fenêtre, Osborne fumait un mélange détonant. Son arme, un .38 Special, reposait sur la tablette voisine. Une solution radicale. Fitzgerald avait dû penser la même chose avant de se faire sauter la cervelle.
Les hypothèses les plus tragiques lui traversaient la tête. À force de pourchasser ses fantômes, il devenait comme lui : obsédé, paranoïaque, violent, désespéré. Le spectre d’Hana crevait dans les bulles d’atomes et ce n’était pas les copies d’elle qui escortaient ses nuits qui allaient l’aider à reprendre pied…
Globule, en poste devant le frigo, risqua un miaulement. La chatte avait fini par s’imposer, au hasard des portes ouvertes et des courants d’air, et il avait la flemme de la mettre dehors.
— Fous le camp, je t’ai dit.
Mais, au regard éberlué que Globule lui renvoya, il était clair qu’elle n’y comprenait rien.
La brise du soir emportait les rideaux, pas le désespoir. Sourd aux caresses que l’animal réclamait à grandes bourrades, Osborne descendit de son perchoir et ouvrit la mallette. Il en extirpa quelques pilules et une poignée de cartouches, qu’il fit rouler sur la tablette.
À ses pieds, Globule le regardait comme s’il venait d’inventer un jeu. Elle approcha timidement le museau et commença à renifler les cartouches.
— Complètement à côté de la plaque, ma pauvre fille…
Le rapport d’Amelia Prescott traînait sur le lit, Osborne n’y pensait plus. Dans le couloir, les clients de l’hôtel descendaient boire un verre. Il saisit le revolver, plus moche que fascinant, logea une balle dans le barillet et attendit, dans les vapes, un coup de pouce du destin. Une simple pression sur la détente. La Grande Sérénité. Mais rien ne venait. Il avait l’esprit embué, parasité, pris dans un brouillard opaque qui le laissait sans perspectives. Hana avait disparu. Witkaire avait disparu. Le monde était peuplé de disparus…
De guerre lasse, il se pencha vers le petit frigo de la chambre ; hormis un fond de gin (il n’aimait pas le gin), le minibar était vide. Tout foutait le camp.
Osborne aspirait les résidus de la mignonnette quand le téléphone sonna sur la table de nuit. Plusieurs fois. Il décrocha enfin de son nuage noir, de la cendre plein la bouche.
— Allô, Paul ? C’est Tom !
— …
— Dis, je t’appelle, j’ai tes renseignements.
— …
— Au sujet de Bastion Point.
— Ah…
— Mais dis-moi, heu… (Culhane hésitait.) Tu fais quelque chose ce soir ? Je veux dire, tu es libre ?
Libre ?
— Ce soir ? Pff…
Osborne souffla de dépit mais Tom était d’un naturel désarmant.
— Eh bien, viens à la maison, dit-il, c’est l’occasion. On sera plus tranquilles pour parler, et puis c’est vrai, depuis ton arrivée, on n’a même pas pensé à t’inviter. Rosemary a préparé un poulet au citron : si tu veux te joindre à nous…
Osborne regardait le mur de la chambre comme si la tapisserie était en train de se décoller : une invitation. Manquait plus que ça.
Grimpée sur la tablette, Globule faisait rouler les cartouches, du bout des pattes. Une, puis deux balles tombèrent sur la moquette…
*
La Chevrolet grimpa Mountain Road, dépassa l’université à l’architecture vaguement hispanisante et bifurqua au niveau de Rockwood Place, quartier résidentiel proche du centre-ville. Osborne écrasa sa cigarette à la cocaïne et, flottant sur un nuage chimique, marcha jusqu’au portail de bois blanc.
Tom habitait une maison de bois au jardin fleuri, fierté de sa femme, propriété achetée avec l’argent de leurs parents respectifs qui, quoi que déplorant cette histoire de mutation sur l’île du Nord, avaient débloqué des fonds pour les aider à s’installer. Apprêtée dans une robe à fleurs, un peu gironde, fardée mais voulant bien faire, Rosemary Culhane attendait dans l’allée.
Tom lui avait dit qu’Osborne était « bel homme », quoiqu’un peu bizarre : elle le trouva de fait impressionnant avec ses gestes et ses yeux de fauve, mais l’espèce de sourire qu’il lui adressa en guise de bonsoir brouilla ses données.
— Rosemary, fit Tom en le présentant, voilà Paul Osborne.
Super.
Ils échangèrent une poignée de main et quelques mots de bienvenue. Trop complexée pour être jolie, Rosemary se réfugia derrière sa frange. Elle avait pourtant du style, de belles épaules, seulement quelque chose l’avait coincée dans un angle, elle se terrait dans son corps comme une bête apeurée…
Tom ouvrit la bouteille de chardonnay qui prenait le frais dans un seau à glace — pas si mal, prédisait-il. À deux pas de là, Rosemary restait comme pétrifiée sur son carré de pelouse : leur invité la dévisageait comme s’il devinait tout d’elle. La situation était extrêmement gênante — on ne regarde pas les gens comme ça ! La confusion la faisait rougir. Rosemary n’avait pas connu beaucoup d’hommes, encore moins de ce genre-là : elle se sentait déshabillée.
Tobby apparut à cet instant précis, bien décidé à sauter sur le premier venu — en l’occurrence Osborne. De fait, le labrador se jeta littéralement sur lui.
— Oh ! Tobby !
Rosemary voulut s’interposer mais Osborne l’avait déjà pris dans ses bras : d’une manœuvre parfaitement inattendue, il souleva l’animal et l’envoya valdinguer au milieu de la pelouse. Tobby fit une roulade dans l’herbe tendre avant de retrouver ses appuis.
Rosemary le regarda avec des yeux ronds.
— Il glisse bien, estima Osborne.
On sourit, gêné.
Ils prirent bientôt place à la table du jardin, déjà dressée, et goûtèrent ce fameux chardonnay. Il y avait aussi du whisky. Tournant autour d’eux telle une toupie affolée, le labrador réclamait jeu et caresses, le bout de la queue en sang à force de battre contre les meubles ; à les entendre parler de ses facéties, ce grand chiot représentait leur enfant de substitution… L’alcool les détendit un peu. Rosemary, que la timidité fuyait à mesure qu’elle buvait, dit quelques braves mensonges à propos de leur soi-disant équipe avant de les laisser à leurs petites affaires — elle allait voir le poulet qui paraît-il marinait…
Le soleil tombait doucement. Culhane reposa son verre de vin et, confortablement installé dans un fauteuil d’osier, profita de l’absence de sa femme pour ouvrir son carnet.
— J’y ai passé un temps fou mais j’ai fini par reconstituer la liste des contestataires de Bastion Point, dit-il en dépliant une feuille volante. Plus d’une centaine de Maoris, de plusieurs tribus différentes. Mais hormis Zinzan Bee, annonça-t-il, personne ne faisait partie de la tribu ngati kahungunu…
Encore une piste qui s’évaporait. Le nez dans un Lagavulin au puissant goût de tourbe, Osborne parcourut la liste dressée par le policier, constata qu’une demi-douzaine d’activistes appartenaient à la tribu tainui, mais la reposa bientôt : pas trace de Pita Witkaire ni de Sam Tukao.
— Tu cherches quoi au juste ? demanda Culhane. Un lien entre Zinzan Bee, Bastion Point et le vol de la hache ?
Une abeille bourdonnait dans son verre vide.
— Oui. Je cherche aussi Pita Witkaire, un ancien activiste de la tribu tainui. Six d’entre eux étaient présents lors de l’occupation de Bastion Point, dit-il en jetant un œil sur la liste. Il me faudrait des renseignements sur ces types, savoir ce qu’ils sont devenus… (Tom griffonnait sur son carnet.) J’aimerais aussi savoir si l’un d’eux a été en rapport avec Samuel Tukao, ajouta-t-il, un notaire qui a exercé à Mangonui.
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