Il nota : « Lionel », avant d'intervenir.
— Oui, ce doit être un complice. Ce Sam n'agit pas seul, il est aidé… Il avait énormément de questions à poser, mais ne passa pas par quatre chemins. Je… je peux vous montrer des photos de… cadavres ? Peut-être reconnaîtrez-vous ces gens…
Attention, ça n'est pas beau à voir, se devait-il d'ajouter.
Elle se leva, sortit un mouchoir d'un tiroir avant de retourner s'asseoir, se tamponnant les pommettes à la peau d'olive.
— Oui, allez-y… Donnez-les-moi…
Il lui tendit le portfolio contenant les photos de ceux qui avaient tenté de l'éliminer juste avant son départ pour la Guyane. Parce que ses yeux cristallins étaient encore vierges de si sordides images, elle tourna avec une vive appréhension la couverture de papier carton. Le premier tirage apparut, teinté de la cruelle réalité qui accompagnait chaque grain de pellicule.
— Mon Dieu !!
Elle plaça ses longues mains sur le visage, comme si le fait de cacher cette image de sa vue dissimulerait la véracité des faits. Elle respira un grand coup en s'essuyant le front.
— C… c'est Yvan !!
Moulin et Sharko se regardèrent. Ils avaient trouvé l'origine de la filière, le lieu où leur bête noire piochait ses victimes.
— Il… il a disparu… comme ça… sans…
— Prenez votre temps, mademoiselle, lança Moulin, qui voyait qu'elle avait du mal.
Courageusement, elle se baissa pour s'imprégner de la palette de clichés.
— Lui… je ne le connais pas… Ces… ces deux-là, ils sont du groupe…
L'inspecteur ne lui avait pas montré le portrait de celui au visage brûlé, qui, de toute façon, était méconnaissable. Elle referma le dossier, avant de le rendre fébrilement à l'inspecteur.
— Merci, mademoiselle… Vous pouvez nous donner d'autres informations ? Je sais que c'est difficile, mais nous devons le coincer… Il… il a tué ma femme… et la famille d'un de mes amis…
Il parlait de Warren. Perturbée par les flashes qui s'amassaient dans sa tête, choquée par le simple fait d'avoir enlacé ces hommes-là, elle était à deux doigts de craquer, cependant, témoignant une nouvelle fois de sa force mentale remarquable, elle se ressaisit.
— Je… je veux vous aider à le coincer. La prochaine réunion est mardi. Pas avant… Lui ne vient plus, mais Lionel si… Il était parti avec ces gens-là, sur les photos… Et hier encore, il a emmené un autre membre…
— On le tient presque, dit Moulin d'un air grave qui ne lui était pas habituel. Inspecteur, on va l'avoir…
— Cette fois-ci, il ne doit pas nous filer entre les mains ! confirma Sharko d'une voix qui ne laissait pas de place au doute. Mademoiselle, vous… vous êtes certaine de vouloir continuer ?
En temps normal, il lui aurait interdit de poursuivre, la remplaçant par un appât de la police. Mais beaucoup trop malins, les arrache-cœur auraient immédiatement flairé le piège.
— Oui… Il faut qu'il paie, répondit-elle, tapant de son minuscule poing sur l'accoudoir de son fauteuil. Pour tout ce qu'il a fait à ces pauvres personnes… Dites-moi ce que je dois faire…
— Rien, vous animerez votre réunion, comme d'habitude ! dit l'inspecteur, se levant de son siège mais gardant les deux mains à plat sur la table. Pendant qu'il sera avec vous, nous placerons un émetteur sous sa voiture. Il nous mènera directement vers la ruche… Il n'y aura plus qu'à tomber sur la reine…
Moulin intervint, enrichi d'une idée.
— Je pourrais me mêler au groupe ? Je pourrais le surveiller de près !
— Non, trop risqué, répondit l'inspecteur en secouant sèchement la tête. Il pourrait se douter de l'arnaque… Nous vous mettrons un micro, mademoiselle, et nous serons en bas, pas loin… Dommage que ce ne soit que mardi, quatre nuits complètes nous en séparent. Et Dieu seul sait le mal qu'il va encore faire autour de lui… Merci mademoiselle ! Merci pour tout ! Grâce à vous, nous allons les coincer. Nous allons vous placer sous surveillance policière… Voici mon numéro direct, chez moi… N'hésitez pas à m'appeler en cas de besoin…
Elle les raccompagna sans oublier de se cloisonner. La pensée que ces assassins l'avaient approchée tapissait de toute sa force son appartement devenu incroyablement froid.
En sortant de l'ascenseur, Sharko fit un signe de la main au jeune policier.
— Moulin, je vous abandonne… Je passe prendre Neil à l'hôpital… Après, nous allons voir Wallace… Lui aussi, il a besoin de soutien… Nous y aurons laissé une sacrée partie de nous-mêmes dans cette histoire…
5
Warren croyait toujours halluciner.
— Comment êtes-vous entré ?
L'homme tendit son doigt noueux et crochu, sans pour autant décrocher une syllabe.
— Par-là ? Mais… mais comment est-ce possible ? balbutia Warren, sur le qui-vive.
Un tas de petites plumes — les plumes jaunes de la superbe linotte —, étaient éparpillées tout autour de lui. Les yeux ronds, Warren poursuivit son monologue.
— Mais… La linotte, elle… elle est où ? Elle… elle vous appartient ?
L'homme ne se leva pas. Il ouvrit la bouche, arborant encore moins de dents que la fois dernière, dans la bibliothèque. Il avait l'air d'avoir dix ans de plus, et portait encore ce fameux pull rubis, toujours aussi impeccable. D'une voix sage et mourante, l'octogénaire annonça :
— Je suis la linoooote…
Les lettres qui sortaient écorchées de sa gorge indiquaient qu'il n'en avait plus pour longtemps. Aussi aberrant que cela pût paraître, Warren le crut sur-le-champ. Les cris d'oiseau mêlés aux grognements de la réceptionniste, dans la bibliothèque, c'était lui !!
— Mais… mais comment c'est possible ? Pour… pourquoi ces livres ? Pourquoi avoir disparu ? Vous… vous saviez… Vous auriez pu éviter tout ça… Pourquoi ?
Les pupilles de l'homme-oiseau abandonnaient leur pigmentation pour se transformer en une infinité de minuscules points blancs et gris.
— Je… je maîtrise le pouvoir de cet homme… Il s'en sert pour faire le mal… Je… fais le bien avec… Les… les oiseaux… emmènent… les âmes des défunts… au Paradis… C'est leur mission… Ce sont des… guides… Ils…
À presque chaque mot, il s'efforçait de reprendre sa respiration. Le sang ne circulait plus sur son visage.
— Tuez-le… Vous… vous libérerez… tous les autres… J'ai… tenté de sauver ces âmes… J'ai… échoué parfois… J'arrivais… trop tard… A… approchez-vous…
Il leva le bras, grimaçant de douleur. Warren se courba lentement. Dès lors le vieillard, qui se faisait doucettement caresser par la mort, l'enlaça.
— Je… vieillis… si vite… quand… je… suis… humain…
À une vitesse ahurissante, ses fossettes se mirent à se creuser, ses globes oculaires à sécher. Puis la peau sur ses lèvres se fendit en quartiers, tandis que ses cheveux tombaient par paquets sur le sol. Il cloua sa bouche ouverte sur celle de Warren, qui l'ouvrit mécaniquement, et posa sa main sur son crâne. Une boule compacte, poilue, remonta le larynx de Warren qui était incapable de respirer, à la limite de l'étouffement. Il essaya de se détacher des lèvres de ce fantôme, mais le pseudo-squelette avait rassemblé ses dernières forces pour l'immobiliser. La masse traversa le fond de sa gorge avant d'être aspirée par le vieillard. Warren se roula sur le sol, les deux mains sur la pomme d'Adam et crachant tel un noyé qui revient à la vie après un bouche-à-bouche.
— V… vo… tre… femme… et… vos… enfants… vous aiment… Ils… sont bien…
Warren rouvrit les yeux pour découvrir un frêle oiseau qui gisait sur le sol à la place de l'envoyé de Dieu. Il passa délicatement le bout de ses doigts sur les petites billes noires sans vie, qui furent recouvertes par de menues paupières de peau. Ensuite, formant un nid avec le creux de ses mains, il y déposa le mince corps tout chaud puis le serra contre son cœur, versant de silencieuses larmes. Ce frêle messager, c'était le bien ! Il le déposa délicatement au milieu de son lit, continuant à lui caresser son crâne, fine coquille d'œuf. Son plumage se mit soudain à frissonner. Warren s'approcha, main sur la gorge.
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