Alors que font-ils dans ces cas-là ? Il n'en savait rien, ce qu'il n'ignorait pas, en revanche, c'est qu'il était prêt à craquer avant même d'entrer dans l'institut spécialisé.
Il se présenta devant le poste de garde, insigne à la main.
— Bonjour ! Agent Moulin ! Je souhaiterais m'entretenir avec monsieur Wallace.
— Vous le trouverez au fond du jardin, sur un banc probablement. Il attend la visite de sa femme et de ses enfants. Quelque chose ne va pas ? Vous avez l'air soucieux…
— Sa famille a été assassinée…
Il baissa les yeux, puis s'avança dans les allées de gravillons.
Il attend sa femme et ses enfants…Merde, pauvre type…
Warren, qui l'avait vu au loin, lui fit signe, un signe de bienvenue… Moulin, les yeux rougis par des larmes qui ne demandaient qu'à éclore, garda le regard rivé sur le sol le plus longtemps possible. Le bruit de ces graviers était insupportable.
Planté devant Warren, il n'eut d'autre choix que de lui annoncer la nouvelle brièvement, incapable de toute façon de retenir son émotion. Cependant, ces mots coupants ne voulaient pas sortir.
— Monsieur Wallace…
Képi et mains entre les jambes, il s'installa à côté de lui.
— Qu… qu'est-ce, bafouilla Warren.
— Votre femme… et… et vos enfants… morts… tous morts… On… on les a assassinés.
Une larme, la première, roula sur la joue du jeune Moulin.
Warren ne pleura pas tout de suite. Il n'y arrivait pas et n'en comprenait pas la raison. Trop d'images s'amassaient dans sa tête, accompagnées de passages de vide total. Pesantes, douloureuses, les gouttes salées jaillirent enfin au bout d'une trentaine de secondes. Il sanglotait sur l'épaule de Moulin tout en criant d'une voix cassée, dissonante, une voix de vieillard.
Trop sensible et humain avant tout, Moulin ne put se retenir, aussi compatissant qu'ému. Il ne pouvait pas le laisser là, seul, et s'effacer. Du haut de ses vingt-cinq ans, il pria pour ne jamais avoir à vivre ça… Il lui caressa les cheveux tendrement, comme l'aurait fait un père envers son fils. Ces secondes-là, interminables, s'ajouteraient elles aussi à de macabres souvenirs qui le harcèleraient jusqu'à la fin de sa vie.
Nichée derrière un amas de feuilles au sommet de l'arbre surplombant le banc, la linotte se recueillait, impuissante. Elle ne pouvait pas intervenir, ces deux infirmiers, jamais bien loin de Warren, ne le lâchaient pas d'une semelle. Après s'être arraché une plume de son duvet, elle l'abandonna aux différentes couches d'air chaud qui balayaient mollement les feuillages des somptueux chênes.
— Com… com… comment sont-ils… morts ? sanglota-t-il. Dites… dites-moi… qu'ils… n'ont pas souffert… Dites-le-moi…
Moulin parla au ralenti, posément.
— Non… Ils ont été… tués pendant leur sommeil… Ils n'ont rien senti…
Parfois, les mensonges valent mieux que la vérité, car ces mensonges-là, aussi minables fussent-ils, apportaient un tant soit peu de réconfort. À quoi bon lui avouer que sa femme avait été retrouvée le vagin déchiré, qu'elle avait dû supplier pour qu'il fût à ses côtés ? Celui qui ne ment pas est dénué de sentiments, celui qui dit la vérité n'a pas de conscience.
— Et… et de quelle façon ? Il laissa sa tête s'écraser dans ses deux mains.
— Le pavé… comme pour les autres… On ne leur a pas pris leurs jambes, ni leur cœur… Le reste est… intact.
Il replongea son visage sur la chemise du policier puis l'enlaça, tel le bébé gorille qui retrouve sa maman. Il hurlait presque. Il fallait que la souffrance s'évacuât, or ce ne pouvait, pour le moment, être fait qu'en criant.
Les surveillants avaient accouru, mains dans les poches, cependant Moulin leur avait fait signe de les laisser encore cinq minutes.
— Monsieur Wallace… Je… je dois y aller… Je… je repasserai vous voir, promis…
Il hocha la tête, les blouses blanches se précipitèrent pour le ramener dans sa cage capitonnée, et comme il ne se calmait pas, on lui administra un arsenal d'abrutissants pour lui faire soi-disant du bien. Le regard creux, il s'écroula, et le réveil n'en serait que plus dur.
9
Déception et béatitude se livraient bataille en l'esprit tordu de Sam. Déçu, parce que ses m'as-tu-vu d'employés n'avaient pas réussi à éliminer Warren, et ignoraient où il se planquait.
Son esprit, assujetti aux exigences de l'animal infâme qui s'installait, lui interdisait d'éprouver le moindre sentiment, ni envers son camarade de toujours, ni d'ailleurs envers la race humaine à proprement parler. Tous le dégoûtaient, d'ailleurs chaque fois que les cœurs arrivaient par paquets, le soir, il prenait le temps, pour chaque muscle, de maudire celui à qui il avait appartenu. En les dévorant, il considérait qu'il emprisonnait leurs esprits pour l'éternité, interdisant aux âmes errantes de trouver le repos. Tuer était devenu son unique obsession, et l'épuration prenait bonne tournure. Avoir achevé la famille de Wallace sans l'avoir éliminé lui était, tout compte fait, bien plus intelligent. Ce traître aurait ainsi tout le temps de découvrir les multiples facettes de la souffrance. Et ce Sharko, quelle surprise quand il rentrerait ! Il comprendrait qu'il n'aurait jamais dû se mesurer à lui. On ne le nargue pas comme ça, devant les caméras, sans être puni, on ne tue pas quatre de ses meilleurs éléments sans avoir un sévère retour de fouet. Il ne l'achèverait pas tout de suite, préférant attendre sa réaction, juste pour s'amuser un peu…
Ce qui lui apportait joie et sérénité, c'était son entreprise.
Les pistons étaient parfaitement huilés, les turbines tournaient à plein régime. Les nouveaux affluaient, — cinq par nuit —, les plannings étaient serrés, l'organisation générale était menée de main de maître par Lionel, les délais étaient tenus, et les profits s'engrangeaient plus vite que le blé dans un silo à grains. Si jamais un jour ça sentait le roussi, il aurait assez de liquidités pour disparaître sans laisser la moindre trace, pour ensuite sévir dans une autre contrée. Mais pour l'instant, il ne risquait rien.
Le fouille-merde allait rentrer de Guyane, chargé de suppositions sorties d'un trou dont personne ne se soucierait.
Oui, il était ivre de bonheur, se sentant invisible. Et il l'était, quasiment…
10
À l'aéroport, des gens embaumés de larmes de joie s'embrassaient. Des femmes esseulées retrouvaient leur mari, effacé durant de longs mois pour des raisons professionnelles, puis leur sautaient au cou. Les enfants couraient derrière, et le père, ravi, les étreignait en libérant son surplus d'émotions. De l'autre côté, sur la gauche, c'était la zone des départs. Les amoureux, incapables de se quitter, s'enlaçaient pour la dernière fois tout en se promettant monts et merveilles. Ils se tenaient la main le plus longtemps qu'ils pouvaient, laissant les larmes prendre le pas sur leur sourire. Les longs tapis roulants, monotones et ingrats, les éloignaient inexorablement. Puis elle courait vers les vitres pour le voir s'enfoncer dans l'oiseau de métal, continuant à lui faire signe. Lui la voyait encore de son hublot, triste, mais elle, elle ne le distinguait plus. Pourtant, elle restait là, belle, s'acharnant à faire des gestes dans le vide, rapides, puis lents, jusqu'à ce que l'appareil perforât avec vigueur les nuages. Elle baissait alors les yeux avant de s'éloigner, le cœur à l'abandon. Dans les allées, sur la droite, les sentiments n'avaient plus leur place. Le boucan infernal des mégaphones qui rabâchaient des phrases enregistrées était amplement couvert par les plaintes des retardataires ainsi que les cris des éternels mécontents. De petites billes jaunes roulaient sur des tableaux d'affichage pour y inscrire des chiffres grossiers qui attiraient tous les regards. On se bousculait pour avoir une place de choix devant les files interminables, tandis que des pressés fonçaient, valises sur un chariot, insultant tous ceux qui osaient leur obstruer le chemin.
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