Ailes rangées, elle se mit en équilibre sur un des gonds, à ras du plafond. Lorsque l'employé poussa les deux portes du pied, ensuite de l'épaule, elle se glissa dans l'ouverture avant de se poser sur l'autre gond, du bon côté cette fois-ci. Distrait par un bruissement d'ailes, le colosse se retourna, et Dieu merci il ne l'aperçut pas, ni elle, ni la plume qui traînait sous sa semelle. La porte battit plusieurs fois, et il fondit dans l'escalier.
Elle arrivait enfin à bon port. Porte cinquante-deux. Pas un bruit à l'intérieur, même pas un ronflement. Ankylosée par une suée intérieure, elle priait le ciel pour ne pas s'être trompée, consciente que ses heures étaient comptées. Elle se faufila par la fine trappe qui servait à déposer les plateaux de nourriture. À l'intérieur, enfin en sécurité, elle se plaça sur le sol dans un coin et patienta, la tête enfoncée dans ses plumes et les yeux fermés.
Son palpitant battait, et elle avait pris un sacré coup de vieux…
1
Certains faits étranges chiffonnaient Anna depuis nombre de séances. Quatre de ses patients s'étaient volatilisés sans qu'elle en comprît la cause. Yvan, le plus sérieux et le plus assidu de tous, n'avait plus jamais donné signe de vie. Puis Romuald, qui pourtant avait promis de suivre toutes les séances jusqu'à sa guérison, ne s'était présenté que deux fois. Et Sam, et Richard, qu'étaient-ils devenus ?
Elle avait fini par remarquer que Lionel, personnage inquiétant, s'entretenait avec des patients à chaque fin de réunions, puis disparaissait avec ceux que jamais elle ne revoyait. Difficile de croire à pure coïncidence. Aussi, en ce jeudi soir, avait-elle décidé de le surveiller. Il semblait si sincère durant les exercices, si paumé, quel fantastique acteur ! Puis, vers le milieu de la réunion, elle devina son manège. Il se plaçait toujours à proximité d'un patient nommé Éric, lui glissait de temps à autre un mot à l'oreille, le toisait de la tête aux pieds, lui envoyait des sourires, des clins d'œil malsains. Et ses yeux, si effrayants, si perfides, qui grossissaient comme des ballons lorsqu'elle éteignait la lampe pour les exercices de yoga, puis qui s'affinaient telles des lames de cutter lorsqu'elle rallumait ! Ils ressemblaient à des yeux d'animaux, de félin.
Quand en fin de séance, elle le vit s'effacer collé à Éric, elle se précipita vers la fenêtre : ils s'éloignèrent tous les deux dans une direction commune. À peine rentrée chez elle, elle fouilla dans ses notes des jours précédents. Oui, c'était bien ça !
Romuald, avant de disparaître : il avait fait les trois quarts de ses exercices avec Lionel ! Et ici, Yvan, idem. Et avec Sam…
Oui, ça coïncidait ! Elle eut soudain l'intime conviction qu'un lien étroit se tissait entre sa réunion et cette sombre histoire qui agitait les médias, et que Lionel était peut-être un de ces suppôts dont ils parlaient aux informations.
Le lendemain, elle appela le commissariat le plus proche, et lorsqu'elle vit débouler deux policiers endimanchés qui lui mataient plus les fesses qu'ils n'écoutaient ses dires, elle décida de s'adresser directement à la personne responsable de l'affaire.
Après être passée par une dizaine de standards différents, elle laissa un mot sur le répondeur de l'inspecteur Sharko. Puis, une fois enfermée à triple tour dans son appartement, elle se nicha au fond de sa chambre, se rendant brutalement compte qu'on se servait certainement de sa réunion comme d'un endroit de recrutement.
2
L'inspecteur, pourtant bénéficiaire de cinq jours pour faire le deuil de sa femme, avait refusé de se laisser abattre. À quoi bon pleurer la mort lorsqu'il était trop tard ? Agir, traquer, et tuer, telles étaient désormais ses obsessions. La haine et l'acharnement lui brûlaient l'esprit d'une flamme rouge, qui ne pourrait être éteinte que par la vengeance. Après une longue hésitation sur le pas de la porte, il largua ses affaires dans la cuisine sans prendre le temps de les déballer, puis gagna la route du funérarium, où sa femme ainsi que ses beaux-parents l'attendaient dans de belles petites urnes d'acajou.
3
Warren ne s'était pas encore réveillé. On lui avait déposé un plateau-repas à l'entrée de sa cellule capitonnée, et la purée, verdâtre, était déjà dure comme de la boue sèche. À 13 h 00, il s'agita graduellement pour ouvrir finalement les yeux. Pupilles dilatées, gorge asséchée et goût filandreux d'analgésiques l'accompagnèrent dans son retour à la réalité.
Il ne le remarqua pas tout de suite, mais uniquement quand il tourna la tête dans le coin de la pièce, derrière lui. Il sursauta, et son cœur à peine ragaillardi lui martyrisait déjà le thorax.
— V… v… vous ? Mais ?? Mais comment …
Il secoua la tête, se frotta les yeux. Sa vue se troubla un instant, puis ses rétines accommodèrent de nouveau. Oui, il était là…
Sacré bon sang !!!
4
À cette heure, Sharko se dandinait déjà avec Moulin à la porte de l'appartement de la psychologue. En fin de matinée, isolé dans le maigre bois qui s'étalait derrière le crématorium, il avait laissé les cendres s'égrener entre ses doigts comme du sable noir, en embrassant une dernière fois sa femme dans ses pensées.
De retour au bureau, une fois imprégné du message mystérieux sur son répondeur, il repoussa la conférence de presse en attendant de voir s'il tirerait le gros lot avec cette Anna.
La thérapeute résidait dans une banlieue huppée, à l'intérieur d'une habitation immensément grande pour une femme seule.
Le magnifique piano à queue qui souriait au milieu du séjour et la parfaite copie d'un Matisse rehaussé d'un cadre bordé d'or ne laissaient nul doute sur son goût pour les objets de grande valeur. Aux premiers abords choquantes, les couleurs ainsi que la décoration étaient si somptueusement agencées qu'elles seraient venues à bout des esprits les plus cartésiens de ce monde. Moulin roulait des yeux, impressionné à la fois par l'endroit mais surtout par la femme de l'Est.
— Mademoiselle Petrovik ? Bonjour, inspecteur Sharko, et voici l'agent Moulin.
— Entrez, je vous en prie…
Elle passa sa tête dans le couloir, à gauche, puis à droite, avant de fermer la porte. Elle leur expliqua ses doutes, après leur avoir proposé un verre qu'ils avaient tout naturellement refusé. L'inspecteur sortit le portrait-robot de sa pochette pour le lui planter sous les yeux. L'effroi s'empara d'elle instantanément, l'inondant d'une sueur froide.
— Il… il était à ma réunion au début. Ce sont ses yeux, si étranges… et… et ce nez… Oui, c'est bien lui ! Mais… quel est le rapport ? Ne… ne me dites pas…
Elle se mit les bras en croix sur le corps, comme pour se réchauffer.
— C'est bien lui qui est à la tête de cette tuerie que l'on peut voir aux informations !
Une parcelle d'espoir filtra par une toute petite lucarne laissée ouverte dans la tête de l'inspecteur. Anna, quant à elle, avait viré au blanc, malgré le fond de teint. Envahie jusqu'au bout des ongles par une anxiété palpable, elle allongea un regard hagard qui en disait long sur la terreur qui s'était installée.
L'inspecteur, impatient, poursuivit.
— Et vous savez où il habite ?
— Non… j'anime une réunion pour dépressifs… Ils sont tous anonymes… Je ne sais rien d'eux, à part leur prénom… Mon Dieu, lui !! Sam !!
Il nota : « Sam. »
Elle continua d'elle-même, rangeant ses deux mains jointes dans l'entrecuisse de son pantalon de cuir moulant.
— De… depuis une dizaine de séances, des gens disparaissent de ma réunion… Ils… ils peuvent s'arrêter quand ils veulent, mais… mais là, c'est bizarre, ils s'évanouissent comme ça, sans donner de nouvelles… Et ce Sam, Il ne vient plus… Pourtant des personnes disparaissent encore… à cause de Lionel…
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