Derrière, des paumés erraient, chemise inondée de sueur et cravate dans le dos, à la recherche d'éventuels informateurs qui auraient pu les sortir de ce dédale. Moulin se trouvait au milieu de la cohue, obligé de suivre les courants de cette marée humaine. Il avait troqué son uniforme contre des habits plus conventionnels, plus adéquats pour un gamin de son âge. Blue-jean assez large, chemise à carreaux, et bottines soigneusement cirées. Il avait aussi remis ses lunettes rondes, ses yeux gonflés lui interdisant les lentilles. D'abord complètement perdu, il dénicha finalement la salle de débarquement par laquelle étaient censés arriver l'inspecteur et Neil. Poussé tant par des femmes excitées que par des mamies aux abois, il fut acculé contre les rambardes.
Les premiers passagers apparurent, et immédiatement il discerna l'inspecteur au fond, avec sa tête qui dépassait de la masse noire d'un bon vingt centimètres. Il agita les bras pour se distinguer de cette tribu de pingouins, presque en souriant, mais très vite il se rappela sa macabre mission.
Sharko, qui se demandait ce que Moulin pouvait bien faire ici, mit sa main sur l'épaule de Neil pour l'aiguiller dans la direction du policier. Ils traversèrent le courant humain, compact et glacial.
— Bonjour inspecteur. Monsieur Neil… Venez, passez par-dessous.
Il leva les boudins de velours incarnat, l'inspecteur se courba, Neil n'eut pas ce besoin. Ils n'avaient pas de valises de toute façon et pouvaient donc partir directement.
Moulin les entraîna jusqu'à la voiture sans décrocher un mot, pressant tellement le pas que Neil avait dû courir de sa manière si particulière. À peine entré dans le parking souterrain, l'inspecteur s'arrêta net, surprenant le petit homme qui lui tamponna le derrière.
— Moulin, dites-moi ce qui ne va pas ! C'est cette affaire ? Où en est-on ?
— Oui, c'est cette affaire…
Il se retourna, les yeux noyés dans ceux de l'inspecteur. Il s'efforça de surmonter ses a priori, il ne s'adressait plus à son supérieur, mais à son ami.
— Jean, c'est votre femme, elle est morte, et ses parents aussi, assassinés tous les trois…
Il avait déballé ça d'un bloc, sans s'arrêter. Mûris depuis longtemps, les mots s'étaient envolés dès qu'il avait ouvert la bouche. L'inspecteur lâcha son sac qui se plomba sur le sol, provoquant le claquement des gamelles. Neil l'imita, interloqué.
— Qu… quoi ? Ma… ma femme !! Nooon ! C'est pas possible !! Dites-moi que non !!!
Les mots rebondirent sur les piquets noircis par la pollution et sur le plafond crasseux, puis se propagèrent jusqu'à la cage d'escalier. Au fond, des voyageurs se retournèrent. Moulin ne décrochait plus un son, il se trouvait stupide, impuissant, et maudissait cette injustice, chassant du regard les curieux qui osaient s'arrêter. L'inspecteur s'effondra, ses deux genoux percutant le sol dans un double bruit sourd. Moulin le voyait pleurer pour la première fois, et jamais il n'aurait imaginé qu'un colosse pareil, d'aspect si granitique, se serait lâché comme un bébé. Neil, choqué et plus que désolé pour l'un des seuls êtres humains qui l'appréciaient à sa juste valeur, se plaça devant lui pour lui glisser une main sous le menton, lui relevant la tête. Il se plongea dans son regard de ses yeux de porcelaine avant de l'enlacer. Ses deux bras faisaient à peine le tour de son cou, mais la chaleur de son cœur était bien présente. L'inspecteur se releva, l'entraînant avec lui, puis le serra comme une peluche, la même peluche que celle de sa tendre jeunesse. Il cacha son visage dans la frêle épaule du nain, l'utilisant pour y déverser un flot de larmes intarissables. Avoir une personne contre laquelle pleurer, aussi minime fût-elle, lui procura un bien immense. D'abord resté à l'écart, Moulin s'approcha pour lui envelopper la main. Les trois compagnons d'infortune restèrent là sans compter le temps qui passait, sordide et ignoble.
11
La linotte avait envisagé d'être au côté de Warren lorsqu'il se réveillerait. Même s'il n'était pas 19 h 00, elle retenta sa chance, et bien que son aile la lancinât, elle s'était juré de le sortir de là. Pénétrer ne fut pas le plus difficile, les allers et retours se multipliaient à cette heure. Cependant, après un temps d'observation, elle ressortit désespérée, sachant que jamais elle ne serait capable de traverser ce satané couloir.
Nichée dans le parterre d'hortensias sur le côté du parvis, la tête légèrement à découvert, elle imagina une solution différente.
Les idées ne germaient que très lentement, simplement parce que sa cervelle basique ne traitait pas énormément d'informations à la fois. De l'extérieur, cet hôpital se dressait telle une muraille infranchissable, et dedans, c'était pire : d'interminables couloirs gardés comme unique moyen d'accès, des vitres partout livrées avec des surveillants cloués derrière, et des portes closes qui tronçonnaient les allées en compartiments indépendants.
Quand elle aperçut cette dame courbée par le temps approcher, au loin, le miracle s'esquissa. Accompagnée probablement par sa fille, elle venait sûrement rendre visite à son maboul de mari. La linotte futée au bec orange, à la gorge vermillon et aux deux rayures jaunes s'éleva dans les airs, puis vint se glisser derrière, les contournant par-dessus en se laissant habilement porter par les différents courants d'air. Elle s'approcha discrètement de la femme aux cheveux ferreux, avant de plonger dans l'ouverture de son sac à main, un vieux cabas de toile. Une fois enfouie, non sans difficultés, dans la cavité réduite, elle réalisa avec peine un demi-tour et se positionna, prête à jaillir en cas de danger. Son petit bec pointu dépassait tout juste, et la fière sentinelle avait un poste d'observation plus que correct. Si ce fichu gardien se mettait à fouiller le sac, elle était cuite. Mais il ne le ferait pas, pas à une vieille dame, tout de même ! Du moins s'était-elle basée sur cette hypothèse. Une fois l'entrée franchie, elles se présentèrent devant le poste de garde, dans le hall.
— Bonjour mesdames !
La voix du loubard de l'autre fois, elle l'avait clairement identifiée !! Si ce monstre lui tombait dessus, il lui tordrait le cou !! Trop tard pour se rendre compte que ce plan était d'une stupidité affligeante ! Les griffes emmêlées dans la dentelle d'un mouchoir, elle tenta de s'enfouir plus au fond du sac à main, mais un parapluie lui entravait la voie. Elle se trouvait bel et bien coincée.
La jeune fille parla.
— Nous venons voir monsieur Flamand, c'est mon père. Il est arrivé ici avant-hier.
— Bien mesdames. Il est au premier étage, je vais vous accompagner.
La linotte respirait, pourtant le danger rôdait plus que jamais.
Consciente qu'elle ne pourrait pas sortir de si tôt, elle glissa sa fine tête dans l'ouverture du cabas, tentant de mémoriser le chemin, mais ils traversèrent des couloirs, montèrent des escaliers, puis encore des couloirs, tous blancs. Un blanc qui fait mal, un blanc d'hôpital, tout simplement. Finalement, il les pria de patienter dans une salle joliment aménagée, dans laquelle s'étalaient deux gros fauteuils, une table de salon de jardin, ainsi qu'un ancien téléviseur portatif suspendu au mur. Il s'effaça dans une pièce voisine, probablement parti chercher le vieil homme. La dame avait posé son sac sur le côté, chance inespérée ! Une clé tournoyait déjà dans la serrure, laissant supposer que dans deux minutes, le mastodonte serait de retour.
La fluette aventurière bondit délicatement sur le sol, puis se dissimula derrière un gros canapé, queue en éventail, pattes serrées et mi-enfouies. Elle n'avait pu se retenir de faire ses besoins, mais quand ils s'en apercevraient, elle se serait déjà esquivée. En sautillant, elle s'enfonça dans le couloir par lequel il lui semblait qu'ils étaient arrivés. Les gémissements effrayants, derrière les portes verrouillées, lui bourdonnaient dans les oreilles. Le numéro de porte de Warren était le cinquante-deux, à deux étages dessous. Selon toute logique, elle aurait dû se diriger vers le fond, mais les trois blouses blanches qui discutaient accaparaient toute la largeur de la voie. Elle s'engagea alors dans la première cage d'escalier venue, et l'aspect faussement spacieux de l'endroit la rassura un tant soit peu. Assistée par de rapides battements d'ailes, elle dévala les marches quatre à quatre, semant involontairement des grappes de plumes sur son passage. Si elle ne prêtait pas plus d'attention, ils lui tomberaient dessus ! Elle se calma donc, reprenant péniblement son souffle. Son cœur, minuscule ocarina, lui jouait de timides refrains au travers de sa maigre poitrine. Elle gagna enfin le rez-de-chaussée. Numéro quatre-vingt-treize. Pas de chance, l'escalier éventrait un tronçon formé par deux portes battantes, percées d'une espèce de hublot à hauteur d'homme. Elle essaya bien de pousser, du bec, mais les gonds ne bougèrent pas d'un millimètre. Torse plaqué sur le battant, forces rassemblées, elle testa une ultime fois, mais ses brindilles de pattes glissaient sur le carrelage, son effort était vain. Il lui fallait attendre quelqu'un, puis jouer serré. Elle se plaça sur le rebord de la vitre, abaissée juste pour que seul le dessus de sa tête fût visible. Quelqu'un se présenta, au fond, puis tourna, malheureusement. Un autre déboula trois minutes plus tard, chargé de dossiers jusque par-dessus la tête. Oui, il allait passer ! Ses mains disproportionnées ne laissaient aucun doute quant au sort qu'il lui réserverait s'il lui tombait dessus.
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