En rentrant, profitant de sa notoriété, il ne justifiait jamais ses retards. Sam plaçait en lui une entière confiance, et en fait, il ne le trahissait pas, se récompensant juste lui-même pour son dévouement. Il avait autant pris goût au fruit défendu qu'à la chair humaine. Pourquoi le patron n'embauchait-il jamais de femmes ? Ils pourraient ainsi, d'animal à animal, s'offrir du bon temps à volonté sans prendre le moindre risque. Parce qu'il était incapable de se passer d'une nuit sans grimper au septième ciel et que, forcément, le chef finirait par s'en apercevoir, il lui fit part de son avis.
— Oui, pourquoi pas, dit Sam naturellement. Anna me plairait bien… Je me demande bien quel animal elle cache. Tu dis que quand tu as arrosé la femme de Sharko, t'avais encore jamais connu ça avant ? C'est… beaucoup mieux ?
— Ça n'a rien à voir… Sam, il faut que tu goûtes à ça !
— Bon… Nous verrons… Ça ne faisait pas partie de mes objectifs pour le moment… Ne précipitons pas les choses… Mardi, tu suivras Anna, pour voir où elle habite… Comme ça, on pourra aller lui rendre une petite visite sympathique, un jour ou l'autre… On vérifiera si tes dires sont exacts… Et si jamais c'était le cas, alors j'inclurai ce nouveau loisir dans nos activités…
Aiguisé par l'impatience de voir Anna à ses côtés, Lionel partit se coucher, se créant une collection de fantasmes qu'il s'efforcerait, dans les jours à venir, de rendre réels.
7
Warren ne portait plus sa croix de pénitent. Les nuits, il écrasait le traversin comme jamais, tout en s'enivrant du parfum suave des rêves dont il ne se rappelait même plus l'odeur. Il s'était réveillé presque heureux, ses enfants et sa femme étaient venus lui rendre visite dans son sommeil. Descendant de tout là-haut, leurs visages s'étaient approchés pour l'arroser de rires et de câlins. Quand il revint à la réalité, il n'exprima qu'un souhait : refaire le même rêve les soirs suivants. Une fois habillé, il se rendit aux abords de l'étang situé au fond de l'aire de promenade, une serviette en papier dans la main. Il se planta au pied d'un chêne, et creusa dans la terre souple un trou peu profond, pour y allonger le cercueil de son compagnon défunt.
Son bec cuivré dépassait légèrement, et il le remercia une dernière fois. Puis, lentement, il prit la terre dans ses mains, pour l'égrener en flocons au-dessus du caveau. D'un morceau de ficelle, de deux brindilles, il construisit une croix qu'il posa sur le petit mont de terre, laissant l'une de ses larmes s'enfoncer dans le sol. S'éloignant à reculons, il alla s'installer, seul, sur le banc où il avait embrassé pour la dernière fois sa famille. Le parfum de Beth flottait encore, les rires des enfants étaient accrochés dans le ciel. Il caressa les lattes de bois qui constituaient le banc rustique, s'esquissant le visage de sa femme dans la tête. Les enfants étaient lourds sur ses genoux !
Et ils n'arrêtaient pas de gigoter ! Arrêtez de bouger comme ça, les enfants ! Beth, dis-leur ! Puis ils avaient sauté pour courser les canards, alors les volatiles s'étaient envolés, couinant de rage ! Réchauffé par les derniers rayons de soleil de la belle arrière-saison, Warren se recueillit de longues heures. Demain, il rentrait chez lui. Bien qu'on lui eût trouvé un logement de remplacement, il avait insisté, plus entêté qu'un âne, pour ne jamais quitter la demeure qui avait abrité sa joyeuse tribu. Ça lui permettrait surtout de mûrir sa vengeance envers l'assassin qui, un jour, avait été son ami…
8
Sharko avait tout aménagé pour que Neil vînt habiter chez lui. Par politesse et parce que sa fierté le lui interdisait, l'homme à la taille réduite avait d'abord refusé, cependant lorsqu'il vit qu'en fait le policier avait autant besoin de son amitié que lui de la sienne, il se résigna. Chargé de deux maigres sacs de vêtements ainsi que de sa tonne de livres, il s'installa dans la chambre d'amis qui, en fait, n'avait jamais reçu âme qui vive.
— Alors, ça n'a pas été trop dur de quitter votre… pardonnez-moi l'expression… ruine ? sourit l'inspecteur.
— Vous savez, cette maison, elle était toute ma vie… Je suis né là-dedans, et puis j'y étais bien, moi… Son regard était teinté d'une mélancolie superficielle. Mais je dois avouer… Je serai quand même mieux ici !
— Vous… vous n'avez pas eu de crise, aujourd'hui ?
— Non, pas encore… Hier après-midi non plus… Je… je sais pas comment, mais je la sens en moi, cette maladie… Et je crois que je vais pouvoir la vaincre…
— Mais… mais c'est incurable, se prit la peine de rappeler l'inspecteur, pas plus défaitiste que réaliste.
— Je le sais… Mais je crois que le Monsieur, là-haut, il est avec moi…
Même si les diagnostics de l'hôpital, alarmants, barraient tout espoir, l'inspecteur en était arrivé à croire plus aux faits extraordinaires qu'à la science qui, de toute façon, n'avait pas sa place dans cette affaire.
— Et… pourquoi ce métier, traducteur ? C'est peu commun !
— C'est venu comme ça. J'ai toujours adoré les livres, les bibliothèques. Avec ma taille réduite, je n'ai jamais pu jouer comme les autres enfants, alors je me réfugiais au milieu de tous ces livres que vous voyez ici, autour de vous. Ils m'ont tant appris… Je les comprenais tous, même ceux qui n'étaient pas écrits dans notre langue… En fait, ce sont eux qui me parlaient…
L'inspecteur était admiratif, néanmoins la cruelle réalité ne laissait pas de place aux états d'âme.
— Bon… Il va falloir rester sur nos gardes cette nuit. On ne sait jamais, ils pourraient tenter de s'acharner sur moi…
— Non, ils vont vous laisser tranquille, répondit Neil d'un air plus que certain. Ils vous ont fait mal, c'était leur but… Et puis, ils croient que vous n'êtes sur aucune piste, alors il n'y a pas de raison. J'imagine qu'en ce moment, ils ont malheureusement d'autres chats à fouetter…
— Quand je pense que cette nuit encore une trentaine d'innocents vont y rester… Je… j'abattrai cet homme… Il ne s'en sortira pas comme ça… La prison, ce serait trop facile… J'aimerais tellement le voir griller sur une chaise électrique… Oui… faute de peine de mort, je l'éliminerai de mes propres mains…
9
Warren se retrouva enfin libre, une liberté qui l'emprisonnait à l'extérieur, sans famille. Une ambulance le déposa discrètement dans son allée avant de s'évanouir. Quand il passa devant la fenêtre de la cuisine, de l'extérieur, il jeta un œil mécaniquement pour voir si Beth s'y trouvait. Personne. Il poussa la porte. Fermée. Elle n'est jamais close quand il entrait, d'habitude. Il sortit la clé de sa poche puis s'avança, essayant d'entendre les cris des enfants qui d'ordinaire jouaient dans le jardin. La cuisine était froide, le salon aussi. Toutes les pièces, en fait. Il jeta son sac de vêtements sur le sofa, découvrant avec stupeur qu'un quart de ses poissons étaient morts de faim. Il les avait oubliés. Il se précipita pour nourrir ceux qui survivaient.
Ils étaient encore là, eux, au moins. Comme avant, ils dansèrent.
— Beth, viens voir !
Personne ne répondit. Il ôta les corps sans vie pour les placer dans un sachet, délicatement. Il les enterrerait plus tard. Il s'installa quelques instants dans le canapé devant la cheminée éteinte, presque austère. Juste pour se rappeler un peu, il se précipita pour l'allumer. Peut-être le visage de Beth se reflèterait-il dans les flammes. Les enfants ne couraient pas sur les lattes au-dessus de lui, ils ne gambaderaient plus jamais. Et le chien, où était-il ?
— Pepsi ! Pepsi !
Pas de jappements, plus de jappements… Le plus difficile fut de monter. Le bois craquait toujours. Ah, ces marches qui craquent ! Désormais, il serait seul à les entendre, pour l'éternité. Il grimpa, on lui avait dit que la chambre avait été… nettoyée… Il poussa la porte. Pourquoi diable s'attendait-il à ce qu'on lui sautât au cou ? C'était si vide, si silencieux, c'était simplement un cimetière sans tombes. Il s'assit sur le lit, à la place où dormait Beth, et pensa encore de longues heures, la tête dans les mains. En se levant, il vit au fond, dans le coin, un objet brillant. Sa bague ! Celle qu'il lui avait offerte à leur première rencontre ! Il la ramassa, l'embrassa, et l'anneau lui réchauffa le cœur. Elle avait promis que jamais elle ne l'enlèverait, et elle la lui avait laissée, à lui, pour qu'il pensât toujours à elle. Il ouvrit le fermoir de la chaîne en or qu'il avait autour du cou, puis la passa avec méditation à l'intérieur. Il ne la quitterait jamais désormais. Encore une cascade de souvenirs qui lui envahirent l'esprit. De bons souvenirs, cette fois. Il considéra aussi sa montre, sa belle montre, dardée d'une forêt d'aiguilles. Tim, Tom, ils la lui avaient offerte avec une joie si immaculée ! Elle était magnifique ! C'était il y a un mois !
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