Bellanger acquiesça. Il fouilla dans sa pochette et lui tendit la photo : El Bendito , mimant le geste de tenir des jumelles invisibles. Camille vérifia sa théorie et afficha un petit sourire.
— C’est bien ça.
— Ne dites rien et faites voir, fit Lucie qui voulait relever le défi.
Elle glissa Jules dans les bras de Sharko et se focalisa sur le portrait de l’Argentin. La peau tannée par le soleil, les sourcils en accent circonflexe. Cette bouche un peu ouverte en diagonale. Ses mains placées devant les yeux, façon jumelles.
Lucie haussa les épaules.
— Il n’a pas capté son regard, cette fois, mais… je ne comprends pas ce que ça implique…
— Au contraire, il a mis en lumière son regard, corrigea Camille. Son regard, ce sont ses mains.
— J’ai sans doute bu un peu trop de vin, répliqua Lucie, mais… je ne comprends pas.
— Je pense qu’il est aveugle.
Le flic était sans voix. Camille pointa l’ordinateur de l’index.
— Je peux ?
Sharko acquiesça :
— C’est allumé.
— On peut essayer de trouver les établissements pour aveugles…
Camille ouvrit un navigateur et lança une recherche, tapant les mots clés adéquats, en espagnol. Buenos Aires, Boedo, ciegos, asociación, fundación … Elle fit le tri dans les réponses et cliqua sur un lien.
— Il n’y en a qu’un sur Buenos Aires : c’est l’Apanovi, une association d’aide aux aveugles. Située le long de l’avenue Boedo. Au numéro 1170, plus précisément. (Elle se tourna vers Bellanger.) Mickaël Florès est bien descendu dans un hôtel de ce quartier ?
Le capitaine consulta ses feuillets et acquiesça.
— Hôtel… La Menesunda. 742, avenue Boedo.
Camille se redressa, satisfaite, et leva son verre.
— On dirait qu’on a retrouvé notre Bendito … Et maintenant, si vous permettez… Je vais finir mon verre de vin et je me mettrai en route.
Elle retourna sur la terrasse. Les trois flics échangèrent des regards muets, surpris, et des sourires. Leurs yeux parlaient pour eux : cette fille était incroyable.
— Tu nous as caché que tu avais une petite sœur, plaisanta Bellanger en fixant Lucie.
— Je l’ignorais moi-même, répliqua-t-elle sans plus lâcher la photo des yeux.
Lucie se demandait encore comment elle avait pu passer à côté de ce détail. Cinq minutes plus tard, Nicolas marchait dans le carré de verdure devant la résidence. Il ne put s’empêcher de se tourner vers la façade de l’immeuble.
Il voulait la revoir une dernière fois.
Elle était toujours là, au balcon, à l’observer.
Il lui adressa un petit signe de la main, auquel elle répondit.
Une fois dans sa voiture, il resta sur place, immobile, secoué. Il aurait pu s’abattre une pluie de grenouilles sur son pare-brise qu’il n’aurait pas été davantage surpris que par ce qui venait de se produire depuis leur rencontre devant l’aiguille à Étretat.
Il avait flashé sur elle, c’était le mot.
Dès le premier échange de regards, dès ses premières paroles.
Comme si sa vie n’était pas suffisamment compliquée.
Samedi 18 août 2012
Franck était resté à l’appartement avec les jumeaux, tandis que Lucie était partie chercher sa mère à la gare du Nord en RER, très tôt ce matin-là.
Marie Henebelle apparut parmi la foule qui descendait du train, avec ses cheveux teints en blond platine, ses chaussures à talons et deux valises à roulettes, l’une bleue et l’autre aux motifs floraux. À soixante et un ans, c’était une femme qui faisait encore chavirer certains passants. Les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement. Elles s’appelaient souvent mais ne s’étaient pas revues depuis un bon mois. Marie toisa sa fille de la tête aux pieds.
— Tu es superbe, dit-elle.
— Merci maman. Toi aussi.
Elles prirent le RER, et Marie passa rapidement à l’attaque.
— Je suis vraiment heureuse de pouvoir m’occuper de Jules et d’Adrien. Mais tu sais bien que j’aurais aimé les revoir dans d’autres circonstances. Que tu reprennes ton fichu job, et plus tôt que prévu en plus, ça ne me réjouit pas vraiment.
— J’ai déjà Franck sur le dos, maman… Si on pouvait éviter de remettre le sujet sur la table.
Le visage de Marie s’assombrit.
— Les blessures du passé sont encore fraîches, Lucie. C’est important d’en parler, tu ne crois pas ?
— J’y ai bien réfléchi. C’est en bossant que je me sens le mieux. Aujourd’hui, je veux juste trouver l’équilibre entre ma vie familiale et professionnelle. Laisse-moi le temps de m’organiser, et tout ira bien.
Marie sentait que sa fille était sur la défensive. Toutes les deux, elles avaient le même caractère : de la roche en fusion. Aussi préféra-t-elle embrayer sur des sujets plus légers. Elle lui montra les vêtements qu’elle avait achetés pour les jumeaux et elles discutèrent fringues.
Après une demi-heure de trajet, elles descendirent à L’Haÿ-les-Roses et regagnèrent l’appartement avec la voiture de Lucie, garée près de la sortie du RER. Sharko attendait sur le canapé avec Jules et Adrien, installés chacun dans leur balancelle. Les retrouvailles furent pleines de joie. Marie s’extasiait devant ses petits-fils, peinant d’abord à distinguer l’un de l’autre. Puis elle se souvint du petit pli d’Adrien.
Elle les câlina, prit ses quartiers, tandis que Lucie lui donnait toutes les informations nécessaires, les numéros de téléphone en cas de besoin, lui montrait les emplacements des couches, des biberons, des changes… Sharko observait sans rien dire. Ce qui était certain, c’était que Marie allait prendre de la place mais, heureusement, l’appartement était grand.
— Tu es sûre que ça va aller ? demanda Lucie, sur le point de partir.
— Évidemment. Tu crois que ça s’oublie, ces choses-là ?
Elles échangèrent un sourire. Sharko la salua chaleureusement, et les deux flics prirent la direction du Quai des Orfèvres.
— Tu vois bien que ça va rouler, affirma Lucie en conduisant. Ça fait tellement plaisir à maman.
— Je sais que ça va bien se passer. Mais n’oublie pas que c’est toi la mère, quand même.
Au 36, Lucie se rendit à l’administration, puis monta au troisième étage, empruntant ces vieilles marches qu’elle connaissait par cœur, laissant sa main glisser sur la rambarde, comme pour s’imprégner à nouveau de l’âme du bâtiment. Elle retrouva rapidement ses habitudes. Elle serra des mains, fit des bises, on la félicita, la charria, lui souhaita aussi bon courage. Elle allait en avoir besoin. Dans l’ open space , elle salua affectueusement Pascal Robillard, toujours assis à la même place, avec son vieux sac de sport orange à ses côtés. Il faisait partie du décor.
— T’as encore pris du muscle, constata-t-elle en posant son sac à sa place, près de l’entrée.
— Peut-être, mais c’est de plus en plus difficile. À pas loin de quarante berges, tu sais, le corps ne donne plus comme avant.
— Je vois exactement de quoi tu parles.
Elle adressa un sourire à Franck, cantonné dans son coin, et jeta un œil au tableau blanc criblé de flèches, de mots clés et de photos, avant de s’installer face à son ordinateur. Les odeurs, les habitudes, les gestes… Tout lui revint.
Elle était à peine en train de récupérer des données — mails, mises à jour informatiques — que Nicolas Bellanger entrait accompagné du lieutenant Jacques Levallois. Après de nouvelles salutations, le capitaine de police ferma la porte derrière lui et s’assit sur le coin du bureau de Lucie. Ce n’étaient plus des allumettes qu’il fallait pour lui maintenir les yeux ouverts, mais des aiguilles à tricoter.
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