— Le ou les maîtres auraient laissé agir l’élève ?
— Ça se tient. CP a agi, et c’est peut-être Charon et son acolyte qui se sont abreuvés du sang de Florès dans cet abattoir.
— Des fous…
— Des fous, oui, qui ont suffisamment d’affinités pour en arriver à de tels extrêmes. Des maîtres et un élève ? Des élèves et un maître ? Trois individus qui, comme Loiseau, se croient au-dessus des règles, et franchissent les cercles dans un but précis.
Un grand silence s’ensuivit. Sharko agita son verre, cherchant peut-être des réponses dans les reflets d’ambre. Il n’arrivait pas à se faire une idée claire du genre d’individus auxquels ils avaient affaire. Sans doute parce qu’ils étaient plusieurs, justement, et que dresser un profil psychologique était par conséquent quasiment impossible.
— Pascal a pu obtenir la liste du personnel du CHR d’Orléans ? demanda-t-il.
— Il a été en contact avec le directeur du site, on leur a envoyé la commission rogatoire aujourd’hui. Demain, on devrait avoir un listing des « CP » et des « PC » si tout se passe bien, du personnel de nettoyage aux chirurgiens.
Il fixa Lucie.
— Tu pourras aider Pascal ? Mettez-vous y tous les deux, c’est notre meilleure piste.
— C’est une bonne tâche pour reprendre, répliqua Lucie. Pas trop physique ni compliquée.
Nicolas se massa le cuir chevelu.
— Quoi d’autre ?
— Le plus important : le Styx, lâcha Camille. Avec ce que vous venez de raconter, je crois que c’est la pierre angulaire de notre affaire. L’endroit où, sans doute, Loiseau, CP et Charon se sont rencontrés en chair et en os. Vu le message sur la maison en forêt d’Halatte, il y a une chance d’y trouver plus particulièrement CP : « Retrouve C au Fleuve pour autre RDV », avait écrit Charon.
Elle orienta son regard vers Sharko.
— Lesly Beccaro, alias Gorgone, est une femme. Vous en avez besoin d’une pour descendre là-dessous. Je suis celle qu’il vous faut. Vous, vous êtes flics au 36, vous êtes peut-être grillés, imaginez qu’on connaisse vos visages ou ceux de vos collègues féminines. Moi, il n’y a aucun risque qu’on m’identifie, qu’on sache qui je suis. Ça se passe dimanche soir, je serai revenue d’Espagne.
— C’est hors de question, répliqua du tac au tac Sharko. C’est trop risqué, trop dangereux.
— Dangereux ? Et vous croyez qu’affronter un type comme Nikolic, ça ne l’est pas ?
Franck poussa la photo de la tête coupée devant elle.
— Ces types-là sont dix fois pires que Nikolic. Des bêtes sauvages. On ne sait pas ce qu’on trouvera là-bas. Et comment reconnaîtrez-vous celui ou ceux qu’on cherche ? Vous croyez peut-être qu’il suffira de poser des questions du genre : « Bonjour, c’est vous, CP ? »
Camille posa une main sur son cœur.
— Lui le reconnaîtra…
Sa réponse cloua le bec à Sharko.
— On devrait lui faire confiance, fit Lucie en fixant son compagnon. Tu sais parfaitement que, moi, je l’aurais fait en temps normal. Je serais descendue là-dessous sans la moindre hésitation.
Un regard entre les deux femmes suffit pour qu’elles comprennent qu’elles étaient sur la même longueur d’onde depuis le début. Sharko chercha du soutien auprès de son chef, qui ne lâchait plus le visage de Camille.
— Si on voulait être arrangeant, on pourrait dire qu’on ne peut pas vous empêcher d’entrer dans cette boîte, fit Nicolas Bellanger. Vous êtes une citoyenne majeure et libre de faire ce que vous voulez.
— Exactement, répliqua Camille. On n’a jamais eu cette conversation, et disons que j’ai des loisirs nocturnes un peu particuliers… (Elle promena une main sur son torse.) Et croyez-moi, j’ai des atouts pour me noyer dans la masse dans ce genre d’endroit.
Bellanger garda le silence quelques secondes, se demandant ce qu’elle voulait dire.
— Vous savez ce que ça implique ? fit-il.
— Que vous ne pourrez pas me couvrir « officiellement ». Que mon nom ne figurera dans aucun rapport et que je serai seule, sous terre.
Sa voix était forte, exprimait de l’assurance. Bellanger reporta son attention vers ses deux collègues.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Moi, ça me va, fit Lucie.
Sharko n’ouvrit pas la bouche pour s’opposer, au final, mais ses yeux répondirent pour lui : il capitulait. Difficile de trouver une autre solution dans l’immédiat. Camille était impliquée à fond dans l’enquête, dans le rythme, elle paraissait avoir les épaules solides et avait pas mal bourlingué. Nicolas Bellanger acquiesça pour lui-même, les yeux rivés vers ses papiers qu’il criblait de notes.
— Très bien, très bien. J’ai le sentiment qu’on avance enfin.
Ils finirent leur apéritif tout en continuant à partager les informations, à réfléchir, à tirer des conclusions, les photos étalées sur la table telles des cartes à jouer.
Sauf que leur jeu à eux n’avait rien de festif.
Le repas était terminé.
Nicolas Bellanger grillait une clope sur le balcon, dernier bouton de sa chemise défait. La fatigue l’engourdissait. Pour ne rien arranger, l’air était moite, lourd. Une de ces nuits d’après orage, enivrante, qu’on préférerait passer dans un restaurant, à manger des crustacés au bord de la mer sous une petite brise rafraîchissante.
La nuit s’était installée depuis longtemps. La grande masse noire du parc de la Roseraie semblait absorber la lueur des lampadaires. Au loin, les lumières de la capitale palpitaient.
— Vous en avez une pour moi ? fit Camille en venant à ses côtés.
Il lui tendit son paquet. La jeune femme tenait son verre de vin à la main. Elle prit une cigarette et la porta à ses lèvres d’un geste machinal, naturel. Elle se pencha un peu pour qu’il la lui allume.
— Je ne savais pas que les greffées du cœur avaient le droit de fumer.
— Je fume, je picole, j’ai le cœur d’un assassin.
Pour une fois Camille se sentait bien, décontractée, l’alcool aidant. Elle tira une bouffée. La fumée monta directement dans ses narines. Elle toussa, les yeux au bord des larmes.
— Mince ! Je ne suis pas au point.
— On dirait que c’est votre première fois pour tout. La cigarette, le vin…
La jeune femme récupéra son souffle et contempla l’extrémité embrasée.
— Ça l’est sans l’être.
Elle s’appuya à la rambarde du balcon. Dans le salon, Sharko et Lucie s’occupaient des jumeaux, assis l’un à côté de l’autre sur le canapé. Ils biberonnaient, leurs visages illuminés comme ceux de deux jeunes de vingt ans.
— Ils forment un joli couple, dit Camille en tentant une nouvelle bouffée qui, cette fois, passa mieux.
— Ils ont traversé beaucoup d’épreuves avant d’en arriver là. Franck a été commissaire, vous savez ? D’ailleurs, c’est comme ça que les hommes continuent à l’appeler : « commissaire ». Au meilleur de sa forme, il a commandé plus de trente hommes.
Camille écarquilla les yeux.
— Passer de commissaire à lieutenant ? C’est possible, ça ?
— Franck a insisté pour être rétrogradé. Enfin bref, c’est compliqué, et il faudrait des lustres pour que je vous raconte rien que ce que je connais de Franck. C’est un homme extra. Dur avec lui-même, avec les autres, mais extra.
Il les contempla en silence.
— Je crois que, maintenant, ce qui les unit est impossible à briser. On a des métiers où il faut avoir un sas de décompression, sinon, on devient fous. Le sport, les amis, la famille…
— Quel est votre punching-ball, à vous ?
Bellanger souffla un nuage de fumée par les narines.
Читать дальше