Il le fallait pour poursuivre.
Lucie ne détachait plus ses yeux de Camille. La gendarme était une vraie tête brûlée, acharnée, prête à tout et durement frappée par le destin. Un destin qui l’avait amenée ici justement, entre ces murs anonymes d’un petit appartement de la banlieue parisienne. Lucie se dit qu’il n’y avait sans doute pas de hasard. Que certaines destinées, dans ce bas monde, étaient faites pour se rencontrer.
— Je suis consciente que, avec ce que je vous ai raconté, avec ce que j’ai « emprunté » chez Mickaël Florès, je risque de sérieux problèmes, ajouta Camille. Agression, vol sur ancienne scène de crime, intrusion, j’en passe. Mais ce que je vis, cette quête que je poursuis, ça défie toute logique. Plus rien ne compte à part ça. Plus rien…
Son regard se perdit dans le vague. Épuisée, elle plongea les lèvres dans son verre. Nicolas Bellanger mit également du temps avant de reprendre la parole, soufflé par son récit. Sa nuit et sa journée avaient été interminables, le Guronsan lui tapait sur le système, et tout se mélangeait dans sa tête.
— Bon… On va éviter de parler de ces photos de Daniel Loiseau, elles n’existent pas. Elles n’ont jamais existé. Tout le monde est OK ?
Sharko, Lucie et Bellanger se mirent d’accord d’un regard. Le capitaine de police avait besoin d’une équipe soudée. Et elle l’était. Les flics étaient une famille. Sa seule famille, aujourd’hui.
Il se sentit en confiance et poursuivit :
— Très bien. Pour le cercueil avec l’album et l’enveloppe… on va s’arranger pour les trouver nous-mêmes, dès demain, en racontant qu’on voulait jeter un œil au domicile de Florès, et que cette histoire de toiture nous a menés au grenier… Je vous laisse le voyage en Espagne, mais ce n’est pas impossible que l’un d’entre nous mette les pieds là-bas pour « officialiser » vos découvertes, si vous en faites. Autrement dit, pour être très clair, on se les appropriera. Je suis désolé, mais c’est nécessaire pour avoir un dossier judiciaire clean . C’est la seule façon de fonctionner.
— C’est normal, répliqua Camille. Je ne cherche aucune gloire personnelle, je n’y vois donc pas d’inconvénients.
— Parfait. On va se charger de l’analyse du squelette, je le fais partir pour l’anthropo dès demain.
Elle approuva d’un mouvement de tête.
— Quant à Nikolic, il est sûrement entre les mains des collègues de Reims, continua Bellanger. Un sacré cadeau pour eux, faire tomber un tel réseau. Je mettrais ma main à couper qu’ils vont tirer toute la couverture à eux, surtout auprès de la presse. Ils n’auront aucune difficulté à oublier « la grande et belle inconnue », venue de nulle part, qui leur a livré ce truand sur un plateau.
Il avait prononcé ces mots sur un ton détaché, peut-être pour cacher son trouble. Camille lui répondit avec un sourire timide.
— Encore une fois merci, fit-elle simplement.
— On a tous franchi les barrières à un moment donné… dit Bellanger.
Sharko se racla la gorge. Lui ne les avait pas juste franchies à certains moments de sa carrière, il les avait défoncées.
— Ça fait partie du job, et c’est ce qui crée aussi les rencontres improbables.
Sur ces mots, le capitaine de police défit les élastiques de sa pochette.
— À nous, maintenant. On expose tout ce qu’on a côté Loiseau, et on fera un bilan après, tous ensemble, pour la partie Florès. J’ai le sentiment que des liens vont se tisser grâce à nos deux enquêtes, et qu’on va avancer. Mais avant, pause clope, même si je suis le seul à fumer.
Après sa cigarette, Nicolas reprit leur histoire depuis le début, de la découverte dans la carrière à Saint-Léger-aux-Bois, jusqu’à leur remontée vers Daniel Loiseau. Lucie notait, mémorisait, son visage passait de l’excitation au dégoût. Les photos circulaient : le message dans la carrière, celui dans la maison abandonnée en forêt d’Halatte, les tableaux de Rembrandt…
Franck exposa à son tour le bilan de son séjour dans l’Ouest, sa rencontre avec Foulon, puis avec Lesly Beccaro. Il parla des forums de murderabilia , des accès privés, de ce lieu interdit appelé Styx, caché quelque part sous une boîte SM parisienne. Une piste très sérieuse, qu’il allait falloir évidemment exploiter.
Camille buvait ses paroles, sombrant chaque minute un peu plus dans l’horreur. Lucie remarquait à quel point la gendarme du Nord posait sa main à plat sur sa poitrine ou sur sa gorge au niveau de la carotide, sans s’en rendre compte, d’un geste naturel, coutumier. Comme si elle traquait chaque battement de cœur. Elle donnait presque l’impression de les compter.
De son côté, Nicolas Bellanger notait des mots, les entourait sur des feuilles blanches. Les quatre cerveaux carburaient de concert, analysaient, tiraient les fils. Le chef de groupe canalisa les questions qui fusaient et décida qu’il était temps de faire une synthèse, de définir les objectifs et de lever les interrogations.
— Premier fil à tirer : l’histoire des douze filles. Au regard de nos avancées, on peut dire qu’on possède le début et la fin de la chaîne.
Il posa, côte à côte, deux photos : celle fournie par Camille, montrant une cambrioleuse en train de pénétrer dans une maison. Et la seconde, trouvée en pièce jointe dans un mail envoyé à Daniel Loiseau par « CP » : la tête coupée, rasée, posée sur une table en acier.
La vie d’un côté, la mort dans son plus sombre habit de l’autre.
Camille était stupéfaite, touchée intérieurement. Elle pensait à la fille de son cauchemar, enfermée, apeurée… Et voir cette tête coupée, là, lui fit penser à la fille de son cauchemar et amenuisait son espoir de la retrouver vivante.
— Nikolic, nationalité serbe, ramène ces filles de l’Est pour les revendre à Daniel Loiseau au rythme d’une ou deux par mois environ, dit Bellanger. Loiseau achète ces filles à des prix variant en fonction, d’après ce que nous a dit Camille, de leur groupe sanguin. Des groupes B et AB uniquement.
— B et AB, répéta Lucie. C’est ce qui est noté au début de chaque tatouage, si je ne m’abuse.
La liste des tatouages fit le tour de la table. Lucie avait raison. Une partie de leur signification s’expliquait donc enfin.
— Les groupe B et AB sont les plus rares, moins de trois pour cent de la population pour AB, et moins de dix pour cent pour B, dit Camille. Je le sais, car je suis de groupe sanguin B. Loiseau cherchait des filles avec des groupes peu répandus. Le Serbe les sélectionnait en conséquence.
— Pourquoi ? demanda Sharko.
Un silence.
— On ne sait pas encore, intervint Nicolas. Ce qu’on sait, en revanche, c’est que Loiseau rachète les filles et les retient dans une carrière. Il les nourrit, les lave, les épile, les tatoue avant de les livrer à un deuxième individu dont on ne sait absolument rien, si ce n’est qu’il se fait appeler Charon.
— Celui qui a permis à Loiseau de traverser le Styx, ajouta Lucie. Son mentor…
— Plausible. Nous possédons les dates, heures, lieux de rendez-vous, en forêt d’Halatte. Le mail envoyé à Loiseau, avec ce passage « En plus t’as foiré le rendez-vous, Charon est en rogne », nous indique qu’ils sont trois : Loiseau, Charon et CP. Le kidnappeur, l’intermédiaire, l’exécuteur.
— Je dirais même quatre, fit Camille, si on tient compte de la scène de l’abattoir. Quelqu’un tuait Jean-Michel Florès pendant que deux autres observaient. Or, Loiseau était déjà mort.
— Quatre… répéta Lucie dans un soupir. C’est dément.
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