— Plusieurs questions découlent de ce que je viens de vous raconter, dit Nicolas. D’où Loiseau tire-t-il de telles sommes en liquide pour payer Nikolic ? Qu’est-ce qui peut justifier de pareils montants ? Que fait Charon avec ces filles ?
Lucie fixa la photo de la tête coupée avec dégoût.
— Pourquoi Loiseau paierait-il de telles fortunes pour qu’elles finissent de cette façon ? ajouta la flic. Il ne s’agit pas de prostitution ni de traite d’êtres humains. C’est autre chose…
— C’est toute la partie manquante de la chaîne, reprit Bellanger. On sait d’où viennent les filles, comment elles finissent entre les mains de ce « CP ». Quant à savoir ce qu’en fait Charon et quel est le rôle du quatrième individu…
— Ce quatrième individu remplace peut-être Loiseau, estima Camille. Enfin, c’est juste une supposition.
Les hypothèses étaient nombreuses et soulevaient toujours plus de questions. Sharko imaginait le quatuor maudit… Une horde de chiens sanguinaires, qui avaient réussi à se regrouper et œuvraient dans l’ombre avec un but caché.
— Vous avez fait des recherches sur Loiseau ? demanda Camille. Creusé son passé ?
— Pascal Robillard, un gars de mon équipe, est en train d’essayer d’accéder à son compte en banque, pour voir s’il y a eu des mouvements importants. Ça fait plus d’un an que Loiseau est mort, son père a vendu son appartement. Vu comment il était prudent et parano, Loiseau n’a pas dû laisser beaucoup de traces derrière lui, même fauché par le destin comme il l’a été. Aux dernières nouvelles, on n’a pas d’abonnement téléphonique le concernant, hormis une ligne fixe. Donc, côté historique des appels, c’est mort. Un flic comme Loiseau savait pertinemment que les portables sont de vrais mouchards, et qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne ligne fixe pour ne pas être tracé lorsqu’on a des choses pas nettes à faire…
Il agita son verre de whisky et en but une gorgée.
— Deuxième fil à tirer à présent, et non des moindres : Mickaël et son père, Jean-Michel Florès. Assassinés tous les deux, à quelques heures d’intervalle. J’ai ici des copies de pièces de dossier que m’ont fournies le commandant Blaizac de la gendarmerie d’Évry d’un côté, et Broca, de Normandie, de l’autre. Il y a des photos, des portraits de Florès et de son père, en plusieurs exemplaires. Je pourrai vous en fournir des doubles, au besoin.
Il résuma son entretien avec le gendarme d’Évry : la découverte du corps torturé dans la chambre, la méthode de torture argentine appelée la Picana , l’énucléation chirurgicale du fils, l’absence d’indices, la personnalité ambiguë de Mickaël, et ces frontières qu’il était prêt à franchir. La photo de la femme ghanéenne attachée en croix dans sa cour, entre autres, laissa tout le monde sans voix.
Puis il plaça, à côté de la photo de la tête coupée, celle de l’Argentin tenant ses poings presque fermés devant ses yeux.
— Lui, c’est un Argentin, El Bendito , ce qui signifie « le bienheureux », expliqua Bellanger. La photo a été prise dans un quartier de Buenos Aires, Boedo. Elle était accrochée dans le laboratoire de Mickaël Florès, au milieu des autres. Les gendarmes d’Évry l’ont récupérée lors de leur perquisition parce qu’elle touchait l’Argentine, mais ils n’ont rien pu en tirer. Il va falloir qu’on fasse mieux qu’eux.
Chacun essayait d’assembler des pièces du puzzle, de trouver des liens. Bellanger reprit :
— En Argentine, Florès s’est rendu dans deux endroits éloignés, plantés au milieu de nulle part, avant de revenir vers Buenos Aires et de parcourir ses nombreux quartiers pour trouver ce Bendito . Ce type est peut-être la clé, mais comment mettre la main sur lui ? C’est quasi impossible. Buenos Aires est l’une des villes les plus grandes et les plus peuplées du monde.
Camille fixait attentivement la photo. Quelque chose la dérangeait dans ce cliché. Un truc évident qui lui sautait aux yeux, sans qu’elle pût l’exprimer à ce moment précis. Bellanger l’arracha à ses pensées, revenant finalement sur la photo en noir et blanc trouvée dans le petit cercueil.
— Et puis, il y a cette dernière photo que vous nous avez fournie. Maria, Valence… Un élément en plus dans ce puzzle. En espérant que votre voyage en Espagne nous apportera des réponses.
Sharko pointa le cliché.
— Cette femme est enceinte. Mickaël Florès a eu un fils ?
— Le commandant de gendarmerie m’a donné tout le pedigree de Florès. Non, il n’a jamais été marié et n’a jamais eu d’enfant. Le nom de cette Maria n’apparaît nulle part dans le dossier. Est-elle la mère du squelette, et Mickaël son père ? Les tests ADN devraient nous permettre de savoir si le bébé est génétiquement lié au photographe.
— D’après l’enquêteur d’Étretat, son père allait souvent en Espagne, souligna Camille.
— Vous pensez qu’il voyait cette femme ? Que Maria n’est pas liée à Mickaël, mais à son père ? Et qu’elle serait enceinte du fruit de leur relation ?
— Ça reste une possibilité. Le cliché est plutôt ancien. Et puis il y a cet album de famille aux pages arrachées… Comme un secret à cacher.
— Dans ce cas, je vais demander également une comparaison du profil ADN du squelette avec celui du père, qui doit être stocké quelque part dans une base de données. Nous verrons s’il y a une filiation.
La jeune femme considéra la photo du père mutilé, que Bellanger avait récupérée dans le dossier de Guy Broca. Elle exposa ses remarques à voix haute :
— La présence des trois cercles sous les différents messages et sur la scène de crime de Jean-Michel Florès prouve sans aucune ambiguïté que votre fil et le mien sont reliés. Ils font partie d’une même pelote. Une pelote avec plusieurs tueurs, kidnappeurs, violeurs, appelez-les comme vous voulez.
— Il y a encore un autre lien que les cercles, observa Sharko, concentré. C’est le goût pour l’anatomie, la dissection, et aussi la pluralité des observateurs… Observateurs sur les tableaux, observateurs sur le lieu du crime de Florès… Les observateurs des tableaux sont des gens de pouvoir, ils appartiennent à des cercles fermés, ils se considèrent au-dessus du peuple et s’octroient le droit de braver l’interdit. J’ai le sentiment que les individus qu’on cherche se coulent dans ce modèle. Des êtres qui se croient privilégiés, autorisés à tout. N’oublions pas que Loiseau payait des dizaines de milliers d’euros au Serbe. Cet argent liquide, il venait bien de quelque part. De bourses bien garnies.
Ses déductions prêtèrent à réflexion. Chacun enregistrait, acquiesçait. Le lieutenant poursuivit :
— Les individus impliqués dans notre affaire partagent les mêmes goûts, le même genre de passion morbide pour la dissection. Il y a, chez eux, une volonté d’être vus, admirés. Et aussi, de « voir », tout simplement. Loiseau filmait ses prisonnières pour montrer de quoi il était capable… Et « CP », de son côté, lui renvoyait l’ascenseur en exposant cette tête tranchée. « Au fait, admire mon travail » , dit le message retrouvé sur la boîte mail de Loiseau.
— Tu penses que CP est l’auteur des crimes des Florès ? demanda Lucie.
— Peut-être l’un d’eux, en tout cas. La peau de Jean-Michel Florès a été prélevée, et on sait que CP a fabriqué un portefeuille en peau humaine… En revanche, les yeux sont restés en place, contrairement à ceux de Mickaël.
— Et Broca a parlé de mode opératoire, de façon de procéder différente, précisa Camille.
— Donc, c’est peut-être Charon en personne qui a tué le photographe, et qui a laissé CP agir pour le père.
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