— Vous interrogez des officiers de police en leur mentant sur votre identité, répliqua-t-il sévèrement. Vous accédez à des dossiers confidentiels.
— Je ne force la main à personne. Ce sont eux qui m’ouvrent les portes.
— Peut-être. Mais je pourrais donner un petit coup de fil à votre caserne pour les mettre au parfum.
Camille serra les dents, ses lèvres lui brûlaient et elle ne put se retenir :
— Je n’en ai plus rien à foutre. Vous pouvez imaginer ce que ça fait de porter le cœur d’un criminel ? D’un salaud qui a prêté serment et qui est la pire des ordures ? Je vais vous dégoupiller une grenade dans la poitrine, vous allez vite comprendre. Ma quête va au-delà de toute logique. Je n’ai pas le temps de bavarder et de me farcir les procédures. C’est pour cette raison que j’avance vite, et plutôt bien. La preuve : j’étais là avant vous.
Les yeux noirs de Camille sondaient Bellanger, qui eut l’impression d’être transpercé. Cette femme dégageait de la force, de la rudesse, comme l’écorce d’un arbre. Mais elle le touchait, l’intriguait. Il avait envie de creuser, parce qu’elle savait à l’évidence des choses qu’il ignorait.
Ce fut elle qui prit les devants.
— Il y a deux possibilités, poursuivit-elle. La première, vous me mettez des bâtons dans les roues et on perd tous du temps, parce que je ne vous dirai rien. La seconde, on bosse ensemble. Vous jouez cartes sur table, je fais de même.
— Vous plaisantez ?
— Je suis gendarme, vous êtes flic. On a un intérêt commun, vous et moi : faire éclater la vérité. Alors, réfléchissez bien avant de répondre.
C’était un vrai coup de poker, mais sans mensonges cette fois : Camille n’avait vraiment plus rien à perdre. Elle lui tourna le dos et s’approcha du trou dans la roche. Elle se laissa hypnotiser par le vide, sous elle, la gorge serrée. Des centaines de mètres d’à-pic et de liberté, dont profitaient les goélands. Ses yeux remontèrent vers l’aiguille, et elle murmura :
— Nous sommes deux ennemis qui savons parfaitement à quoi nous en tenir l’un sur l’autre, c’est en ennemis que nous agissons l’un envers l’autre, et c’est par conséquent en ennemis que nous devons traiter l’un avec l’autre.
Il y eut un silence. Un moment où le temps sembla s’arrêter.
La page d’un livre qu’on tourne…
Nicolas Bellanger fixa cette silhouette presque fantomatique perchée entre ciel et mer.
La curieuse impression de flotter dans un rêve.
— Très bien, dit-il. Vous prenez votre voiture et vous me suivez quand même jusqu’à Paris. On va trouver une solution. Ça vous convient ?
Camille se retourna avec une mine satisfaite.
— C’est parfait.
Elle lui tendit la main.
— Ravi de faire votre connaissance, capitaine Bellanger.
Le policier la lui serra. Elle avait des mains plus grandes que les siennes.
— Ne pensez pas que nous soyons ennemis. Quelqu’un capable de citer de mémoire un passage de L’Aiguille creuse doit forcément être quelqu’un de bien.
Elle lui sourit.
— Et quelqu’un qui le reconnaît doit l’être aussi.
On sonna à la porte de l’appartement de L’Haÿ-les-Roses, en ce vendredi soir.
Il était 21 heures passées.
Lucie terminait les préparatifs dans la cuisine. Ils seraient quatre adultes à dîner, avec, au menu, cadavres et ténèbres.
Sa mère arrivait le lendemain matin, par le TGV de 8 h 13. Marie Henebelle avait tout de suite répondu présent à la demande de sa fille, même si le fait que Lucie reprenne son boulot de flic avec dix jours d’avance ne la réjouissait pas vraiment.
Lucie se précipita pour ouvrir. C’était Nicolas Bellanger, son boss , accompagné d’une femme au physique impressionnant. Il lui fit deux bises et la serra affectueusement contre lui, tapotant son dos.
— T’as plutôt bonne mine.
Lucie s’écarta un peu de lui.
— Certainement parce que vous en avez tous une mauvaise.
— Ça se voit tant que ça ?
— J’ai le même à la maison.
Bellanger fit les présentations avec Camille. Lucie l’accueillit avec un sourire.
— Ça ne te gêne pas trop qu’on débarque comme ça ? ajouta la capitaine de police. Franck pense que c’est le meilleur endroit pour mettre tout le monde à niveau. Toi y compris.
— Au contraire.
Son « invitée » portait un jean plutôt serré et une large tunique beige qui lui descendait jusqu’aux hanches. Peu maquillée, l’air crevée, elle aussi, comme si elle faisait partie de l’équipe de son chef.
— Nicolas m’a expliqué longuement au téléphone sur la route du retour, fit Lucie. On a été voisines, j’habitais Lille, quartier Vauban, et j’ai exercé à la PJ, boulevard de la Liberté. Mais mon presque mari de flic m’a kidnappée jusqu’ici !
— Mon quartier est un peu moins glamour que Vauban ou le centre de Lille. Béton et uniformes bleus à Villeneuve-d’Ascq. Mais bon, on s’y fait.
— Et vous êtes une vraie nordiste ?
— Vraie de vraie. J’ai grandi à Roubaix.
— Moi Dunkerque. Heureuse de vous recevoir, en tout cas.
Nicolas posa une bouteille de bordeaux sur la table ainsi qu’une chemise à rabats apparemment bien remplie.
— Au fait, Franck arrive tout de suite, dit Lucie. Il est parti chercher du pain. J’oublie toujours…
Bellanger prit une profonde inspiration.
— Demain, on t’attend au bureau. Difficile de rester loin de tout ça, hein, quand l’autre moitié part tous les jours au charbon ?
— Au lieu de fuir, on est comme irrémédiablement attirés. Même si ça nous fait mal et que, une fois dedans, on ne demande qu’à en sortir. C’est chaque fois pareil. Affaire après affaire, année après année. Il m’arrive souvent de haïr ce métier et, l’instant d’après, de me dire qu’il n’y a rien de mieux.
— Je suis du même avis, fit Camille. Il doit y avoir mieux que de passer ses journées en compagnie de cadavres, et pourtant…
La jeune femme demanda à se rendre aux toilettes. Lucie la regarda s’éloigner, il n’avait suffi que de quelques mots pour qu’elle accroche avec Camille. Sans doute parce qu’elles avaient les mêmes origines et que, il y a quelques années encore, elle aussi exerçait encore dans le Nord. Elle prit la veste de Bellanger et l’accrocha au portemanteau. Le capitaine de police mit les mains dans les poches de son jean, restant debout.
— Bon, je dois t’avouer que je ne crache pas sur des cellules grises supplémentaires, confia-t-il à Lucie. Pascal et Jacques ont la tête sous l’eau. Moi, je suis carrément noyé. Je tape à droite, à gauche, dans les autres équipes pour un peu d’aide, mais beaucoup de gars sont en congé. Ce fichu pont du 15 août est une vraie plaie.
— On ne peut pas reprocher aux gars d’être en vacances. En tout cas, heureuse d’en être. Mon bureau me manque.
— Tes ardeurs risquent d’être vite calmées, quand tu sauras. T’as pas cuisiné du saignant, j’espère ?
— J’ai dû faire dans l’urgence et l’efficacité. Spaghettis bolognaise.
— Avec le vin, ce sera parfait.
— C’est incroyable, cette histoire de greffe et de rêves dont tu m’as parlé au téléphone, murmura Lucie. Il y a encore des choses en ce bas monde qui ne trouvent pas d’explications, c’est rassurant, quelque part. Moi, je crois à tout ça. Les visions, les esprits, les coïncidences troublantes qui ne seraient pas que des coïncidences. Tout ce qui sort de la logique.
— Le plus horrible, là-dedans, c’est l’origine de son cœur. Porter un morceau de tueur en soi. C’est pire que… qu’avoir une grenade dégoupillée au fond de la poitrine.
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