Après avoir parcouru en diagonale l’effroyable rapport médico-légal de Jean-Michel Florès, jeté un œil à toutes les photos de scène de crime et aux différents rapports d’expertise, elle s’intéressa aux notes et aux recherches de Broca, principalement celles qui portaient sur la famille Florès.
Car deux questions revenaient sans cesse au-devant de la scène : pourquoi les Florès avaient-ils été tués ? Et pourquoi Jean-Michel Florès avait-il été l’objet d’une si macabre mise en scène ?
Il n’y avait, pour le moment, aucun rapport entre les sombres activités de Daniel Loiseau et les meurtres sordides des Florès, mais le gendarme avait l’intime conviction qu’il existait un lien ténu, caché quelque part. Et que le photographe Mickaël Florès, le fils, l’avait peut-être mis à nu, déclenchant ainsi leur exécution à tous les deux.
Malheureusement, il n’avait pas eu le temps de mener sa quête jusqu’au bout.
Qu’avait fait Jean-Michel Florès pour mériter pareil traitement ? Il n’avait pas de casier judiciaire d’après les documents. Jamais inquiété par la police. Un citoyen lambda , intégré, fondu dans la masse.
Camille parcourut les notes de Broca avec attention. Né à Paris d’un père espagnol et d’une mère française, Jean-Michel Florès avait vécu une grande partie de son temps à Paris et était le patron d’un magasin de chaussures qu’il tenait avec sa femme Hélène.
Le bébé Mickaël était né à l’hôpital public Lariboisière, Paris. Un mois après, les Florès déménageaient dans la précipitation pour Honfleur. D’après Broca, tout semblait avoir été fait dans l’urgence : la maison qu’ils achetèrent dans la ville normande, le magasin de prêt-à-porter acquis dans la foulée, comme s’ils avaient voulu fuir la capitale au plus vite.
Camille lut attentivement les remarques manuscrites de Guy Broca :
[…] J’ai interrogé la sœur de Jean-Michel Florès. Elle se souvient du comportement étrange de son frère, quelque temps après la naissance de Mickaël. Lui et sa femme, d’ordinaire si ouverts et souriants, ont subitement refusé de voir des gens. Ils vivaient coupés du monde, ils ont fermé leur boutique et sont partis en Normandie. « Comme ça », a dit la sœur dans un claquement de doigts.
Pourtant, Hélène était une femme rayonnante. Elle a donné naissance à leur fils dans une grande joie. La sœur était à la maternité, elle a vu l’enfant naître, aux côtés de Jean-Michel, le 8 octobre 1970. Un enfant désiré plus que tout au monde. Jean-Michel aimait fort sa femme. Ils se connaissaient depuis plus de quinze ans, avaient toujours vécu à Paris et voyageaient régulièrement en Espagne, pays d’origine de Jean-Michel.
Était-ce la naissance de Mickaël qui avait provoqué la rupture avec leurs proches et le départ de la capitale ? Impossible de savoir. Toujours est-il que Jean-Michel Florès a déménagé pour reconstruire une nouvelle vie avec Hélène.
Mais, six mois plus tard, elle se suicidait en se jetant sous un train.
Autre point, et non des moindres : la belle-sœur était persuadée que Jean-Michel était impliqué dans « quelque chose », mais elle était incapable de préciser. Il lui a demandé une forte somme d’argent deux semaines après la naissance (plus de 30 000 francs à l’époque, ce qui était beaucoup), jurant qu’il les lui rendrait. Il n’a jamais honoré sa parole […].
Camille sortit de sa lecture perturbée, mal à l’aise. Pourquoi ce suicide de la mère après avoir donné naissance à un enfant si désiré ? Pourquoi ce brutal déménagement, et cette rupture avec les proches ? Et à quoi avait bien pu servir l’argent ?
Après la mort de son épouse, Jean-Michel Florès était resté veuf, abattu, au fond du trou. Il n’avait jamais voulu refaire sa vie et avait élevé seul son fils Mickaël, sans plus jamais quitter Honfleur ni son magasin.
Quarante et un ans plus tard, on les assassinait tous les deux.
Camille resta pensive. Elle lut, relut les notes, persuadée que le passé des Florès cachait quelque chose, peut-être en rapport avec la naissance de Mickaël. Que la solution se trouvait là, sous ses yeux. Elle pensait évidemment au petit squelette, à la photo de cette Maria, enceinte, entre deux bonnes sœurs. Et à l’album de famille aux pages arrachées… À cette mère qui ne souriait jamais.
Mais même en retournant le problème dans tous les sens, elle ne trouva pas de faille, de liens avec le reste de ses investigations. Qu’avait-elle espéré, d’ailleurs ? Des dizaines de flics s’étaient penchés sur l’affaire, et tout ce qu’ils avaient pu en sortir était ces quelques feuillets…
Mais eux ne disposaient ni du squelette, ni d’un album, ni d’une photo avec une identité, Maria. Camille avait malgré tout de quoi poursuivre sa quête. S’enfoncer toujours plus dans le passé. Remonter aux origines.
Elle ferma le dossier et jeta un œil à son téléphone portable qui vibrait. C’était Boris. Elle décrocha immédiatement.
— Salut Boris.
— Salut Camille. Il fait quel temps à Étretat ?
— Comment tu sais ?
— Tu me prends pour un bleu ?
Camille leva un regard fatigué, se massant les tempes. Le soleil était toujours assez haut, il était à peine 16 heures. La plupart des touristes avaient déserté, chassés par les violents orages ou intimidés par le ciel encore menaçant. Restaient quelques amoureux ou des gens qui promenaient leur chien. Des hommes, des femmes qui devenaient de petites ombres chinoises à cause du contre-jour.
— Je te promets que je t’expliquerai tout ça, dit Camille, mais c’est trop compliqué par téléphone. Oui, tu as raison, je ne suis pas sur la route des vacances. L’enquête sur le propriétaire du cœur m’a menée vers le double assassinat des Florès, alors, je creuse un peu…
— Quel rapport entre Daniel Loiseau et les Florès ? Surtout qu’ils sont morts six mois après ton donneur.
Camille ne voulait pas lui avouer au téléphone qu’elle portait le cœur d’un pourri. D’un homme qui avait kidnappé et peut-être assassiné douze jeunes femmes.
— Leurs chemins se sont croisés par le passé, se contenta-t-elle de répondre. Tu sais à quel point cette quête me tient à cœur.
— C’est le cas de le dire.
— Boris… Je voulais vraiment te remercier pour tout ce que tu fais pour moi.
Vague soupir au bout du fil.
— Ça va, répliqua-t-il. Tu me paieras un repas au mess des officiers quand tu seras de retour.
Camille eut un petit sourire.
— T’auras même droit à un restau. Avec option bowling après, si t’as des nouvelles de cette Maria.
— Oui, j’en ai, je devais te rappeler. Heureusement que je ne suis pas trop mauvais en espagnol. L’employé de la mairie que j’ai eu en ligne dans l’après-midi a trouvé trois Maria vivant à Matadepera, mais une seule dont l’âge pourrait correspondre. Elle s’appelle Maria Lopez, elle a aujourd’hui cinquante-huit ans…
Camille avait l’oreille plaquée à son téléphone. Elle fixait deux silhouettes lointaines et immobiles, en contrebas, sur sa droite.
— … D’après le type, cette Maria-là a toujours été un peu simple d’esprit, poursuivit Boris. À ce qu’il m’a raconté, elle a été internée il y a quelques mois à l’hôpital psychiatrique de Mataró, une ville à une vingtaine de kilomètres de Barcelone. On l’a recueillie chez elle, aux trois quarts morte, elle s’était infligé des blessures avec un sécateur qu’elle tenait encore à la main quand on l’a retrouvée. D’autant plus étrange lorsque tu fais gaffe à la date d’internement. Le 15 février 2012.
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