Franck Sharko observa cette femme, cantonnée dans son trente mètres carrés, écrasée par ses folles obsessions. Combien étaient-ils, comme elle, à graviter dans cet univers morbide ? À laisser libre cours à leurs déviances, leurs fantasmes ? Jusqu’où pouvaient aller certains ?
Il songea au message inscrit dans la carrière : Nous sommes ceux que vous ne voyez pas, Parce que vous ne savez pas voir…
Combien de Loiseau ou de Foulon en puissance, derrière les façades de maisons anonymes ? Des gens ordinaires dans leur tabliers de cuisine ou leur bleu de travail ? Combien jouaient avec leurs enfants dans leur jardin le jour, et se repaissaient d’horreurs la nuit ?
Sharko se recentra sur son interlocutrice. À présent, celle-ci déchiquetait une serviette en papier.
— Est-ce que le Styx, ça vous dit quelque chose ?
Elle le regarda comme s’il avait prononcé une aberration, stoppant tout mouvement.
— D’où est-ce que vous tenez ce nom ?
— C’est confidentiel, désolé. Parlez-m’en, s’il vous plaît.
Elle se sentait prise au piège et n’eut d’autre choix que de poursuivre.
— Ce nom apparaît parfois dans des conversations privées, mais à l’envers : xyts, afin que les moteurs de recherche ne puissent pas l’indexer. Le Styx serait un endroit où se déroulerait le Marché Interdit.
— Le Marché Interdit ?
— Un lieu où se donneraient rendez-vous les plus extrêmes des collectionneurs d’objets de criminels. Des individus sans limites dans le fétichisme ou l’adoration macabre. Sur les forums, même dans la partie privée, on reste dans le légal. Mais le Styx, c’est un lieu sans frontières, dédié à la dépravation, où, paraît-il, circulerait le pire du pire.
— C’est quoi, le pire du pire ?
La pluie et le tonnerre se déchaînaient dans un fracas abominable, le vent sifflait contre les volets. Lesly Beccaro se leva pour allumer la lumière.
— Aucune information ne circule à ce sujet. Je n’en sais rien et je préfère ne pas savoir.
Par la fenêtre, la pluie cognait, cinglait, emprisonnait le paysage. Le lieutenant avait envie de se glisser sous l’eau, le visage au ciel, pour se purger de toutes ces horreurs. Ses yeux revinrent vers son interlocutrice.
— Où se trouve le Styx ? demanda-t-il.
Elle hésitait entre chaque réponse, comme si le simple fait de prononcer ces paroles la faisait replonger.
— Sous un club sadomaso qui s’appelle L’Olympe. Une immense structure, l’un des plus grands clubs privés de Paris. Il est situé rue Royer-Collard, du côté de Denfert-Rochereau. Là où se trouvent les catacombes, mais sûrement dans des parties méconnues ou interdites au public.
— Vous y êtes déjà allée ?
— Non.
C’était un « non » ferme, sec. Elle secoua la tête après coup.
— J’étais prête à le faire, un jour. Pour savoir. Mais… Je n’ai pas franchi la frontière. J’ai approché le pire en côtoyant des tueurs en série, mais il y avait les barreaux, le cadre de la prison. La taule vous contraint à suivre des règles, elle vous guide, d’une certaine façon. Mais affronter ce qu’il y a là-bas, sous terre, c’est ne plus jamais pouvoir revenir en arrière. C’est se pervertir définitivement. Parce que chacun est libre d’y faire ce qu’il veut. Il n’y a plus de société, plus de règles ni de tabous.
Sharko voyait parfaitement ce qu’elle voulait dire. Une fois happé par l’engrenage, il n’y avait d’autre choix que de se laisser aspirer par la machine. On affrontait ce qu’il y avait de pire en soi, comme si on creusait sa propre tombe à l’intérieur de soi-même.
Lesly Beccaro semblait usée, au bout du rouleau. Le lieutenant la laissa émerger de ses pensées, et quand elle releva enfin les yeux, il demanda :
— Comment on descend vers le Styx ? Je suppose que c’est contrôlé ?
— Parce que vous envisagez…
Elle s’interrompit et le fixa longuement. Puis elle s’arrêta, comme l’avait fait Foulon, sur l’alliance qu’il portait à l’annulaire gauche.
— Vous avez une femme, peut-être des enfants. N’allez pas là-dessous, vous remonteriez… différent.
Sharko serra les lèvres.
— Je suis déjà différent, confia-t-il après quelques secondes de silence.
Lesly Beccaro acquiesça comme quelqu’un de résigné, quelqu’un qui n’a plus envie de lutter et qui ne demande qu’à retrouver sa solitude et sa tranquillité.
— En espérant que rien n’ait changé depuis deux ans… Quand vous serez sur place, vous devrez fournir un mot de passe pour rencontrer un type qui se fait appeler Érèbe. Dans la mythologie grecque, Érèbe est une divinité infernale née du Chaos, personnifiant les Ténèbres. Je ne sais pas à quoi il ressemble. Il vous demandera de l’argent, une centaine d’euros, et vous conduira aux portes de l’enfer. Prévoyez du cash si vous êtes acheteur. Beaucoup de cash. Mille, deux mille euros, davantage si vous pouvez.
Sharko se demanda ce qu’on pouvait acheter à ce prix-là.
— Et le mot de passe ?
— C’était Nyx, N-Y-X, à l’époque. Là encore, j’espère pour vous que rien n’aura bougé. La descente se fait le dimanche soir. Il y a du monde, et rien ne se remarque. Je suppose qu’il doit y avoir une autre entrée pour les vendeurs ou les habitués, quelque part. Mais j’ignore où.
— Dimanche, c’est après-demain, souffla Sharko.
— Après-demain, oui. On risque de vous demander votre pseudonyme sur Internet, le forum que vous fréquentez ou avez fréquenté, petite précaution de leur part. Je suis presque sûre qu’ils vérifieront. Mon pseudo, c’était Gorgone. Le petit hic, c’est qu’ils savent que je suis une femme.
Sharko se leva et désigna un ordinateur portable, dans un coin.
— C’est celui-là que vous avez utilisé pour aller sur ces sites ?
— Non. L’autre, je l’ai revendu. Désolée.
Le flic lui tendit sa carte.
— Je vais devoir rentrer sur Paris. Vous allez me transmettre par mail ou téléphone toutes les infos que vous avez, et au plus vite. Les pseudos, les adresses, les détails, d’accord ?
— Je vais essayer de me souvenir de tout ça.
— Possible qu’on ait encore besoin de vous pour une déposition dans les prochains jours. Alors, ne partez pas trop loin.
En cette fin d’après-midi, les orages étaient passés et avaient laissé place à un ciel de traîne chaotique.
Mais lorsqu’on était perché au sommet des falaises d’Étretat, ce chaos revêtait une beauté divine.
Camille était assise sur un rocher, sur une étendue au vert bien tendre, face à la mystérieuse aiguille qui défiait les lois de la nature, fruit de siècles d’érosion. Elle imaginait le romancier Maurice Leblanc, assis au même endroit qu’elle, en train de rédiger les aventures d’Arsène Lupin.
Lui, racontait des histoires policières, elle, les vivait.
Et celle-ci était la plus sordide qu’elle ait connue de toute sa vie.
Une partie d’elle-même s’en voulait d’être là, à s’enfoncer dans les ténèbres alors que le temps lui était compté. Il fallait être clair : elle allait mourir et gâchait le peu d’énergie qui l’animait encore. Camille s’était souvent demandé ce qu’elle ferait s’il ne lui restait que quelques jours à vivre. Dépenser tout l’argent de ses livrets d’épargne, voyager, découvrir de merveilleux paysages, faire l’amour avec des inconnus sans honte de son corps, et dire à ses parents qu’elle les aimait.
Guy Broca lui avait prêté son dossier. Il avait insisté pour qu’elle le feuillette chez lui, mais, après leur déjeuner, elle avait dit préférer prendre l’air, marcher un peu dans les rues avant de venir s’installer sur la falaise.
Читать дальше