Camille sentit sa gorge se serrer.
— Soit à peine une semaine avant la mort de Jean-Michel et Mickaël Florès, constata-t-elle avec surprise.
— Exactement. Difficile de croire à une coïncidence.
La jeune femme réfléchissait à toute vitesse. La lettre avec la photo qu’elle avait trouvée au-dessus du petit squelette avait été envoyée à Mickaël le 27 septembre 2011, environ six mois avant que Maria Lopez se fasse interner. Donc, ils se connaissaient. Se côtoyaient, peut-être.
Cette femme, ça valait sans aucun doute le coup d’essayer de lui parler, de lui montrer des photos de Mickaël…
La voix de Boris la sortit de ses pensées.
— Et donc, après Étretat, je suis prêt à parier que ce sera l’Espagne. Tu comptes faire beaucoup de kilomètres, comme ça ?
Camille avait les yeux rivés au loin. Elle vit l’une des deux silhouettes immobiles pointer un index dans sa direction, et l’autre se mit à grimper à un bon rythme vers elle, avant de disparaître dans un renfoncement.
La jeune femme lorgna autour d’elle, à droite, à gauche. Elle était désormais presque seule. L’ombre restée proche du sentier ne bougeait pas, elle l’observait, Camille en avait la certitude. Méfiante, elle se leva.
— Je vais devoir te laisser, Boris. On se tient au jus.
— Très bien. J’attends ton prochain appel. Et pas dans une semaine, d’accord ?
— Ça roule. Au fait, Boris…
— Oui ?
— La fin de ton mail… Elle ne m’a pas laissée insensible. Je voulais que tu le saches.
Et elle raccrocha brutalement, sans lui laisser le temps de répondre. Les mots étaient sortis tout seuls, et elle regrettait déjà de leur avoir laissé une petite fenêtre d’espoir, à tous les deux. Elle n’avait pas le droit d’aimer.
Loin derrière, la seconde silhouette réapparut au bord du golf improbable planté à proximité des falaises. Camille dévala la pente herbeuse et traversa la passerelle qui l’amena vers un trou creusé dans la roche. Elle sortit son mobile et fit mine de photographier le panorama, tout en gardant un œil vers le golf.
Plus personne. Se faisait-elle des films ?
Sur place, nichée dans sa grotte, elle en profita pour avaler un biscuit. Un goéland argenté plana juste devant elle et plongea dans un court virage en direction de l’aiguille. Camille le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se perche sur la falaise.
Il y eut un roulement de cailloux, pas loin. La jeune femme détourna la tête, sur ses gardes, et se colla à la paroi, dans un renfoncement.
Le cœur battait fort dans sa poitrine : Daniel Loiseau se réveillait.
Camille serra ses deux poings.
L’ombre vint soudain obstruer le cercle de clarté, à l’entrée du trou, pareil à une éclipse dangereuse. Elle s’approcha d’elle, de plus en plus lourde et menaçante. Camille s’apprêtait à frapper.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
La silhouette était désormais là, juste en face d’elle. Un rai de soleil descendit sur le visage de l’intrus, au fur et à mesure de sa progression. L’œil droit s’illumina, rond de clarté dans les ténèbres.
Les deux individus n’étaient plus qu’à un mètre d’écart.
— Je m’appelle Nicolas Bellanger.
Camille resta figée, plaquée contre la roche, tandis que le capitaine de police lui montrait sa carte tricolore. Elle entraperçut l’éclat de la crosse d’une arme sous la veste, au niveau de la ceinture.
— Je crois qu’on a des choses à se dire, fit le flic.
Nicolas Bellanger observa ce visage fin mais sévère, ce nez droit, tranchant. La femme était un peu plus grande que lui. Les cernes épais sous ses yeux donnaient l’impression qu’elle n’avait pas dormi depuis des lustres. Sur ce point, ils pouvaient rivaliser.
— Pourquoi vous êtes là ? demanda Camille sur la défensive. Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Depuis deux jours, on trace une femme qui se fait appeler Cathy Lambres et qui semble mener une enquête qui nous intéresse au plus haut point. On constate que sa curieuse épopée la mène à Daniel Loiseau, puis à Mickaël Florès… Et nous, on est juste dans leur sillage…
Il observait ses réactions, la scrutant avec attention. Camille était sans voix, prise au piège. Les yeux du flic ne la lâchaient pas. Deux serres d’aigles affûtées.
— On découvre que le photographe a été torturé et tué il y a six mois, et que, dans la foulée, son père a été violemment assassiné, poursuivit Bellanger. Alors, on appelle le SRPJ de Rennes, et surtout le responsable d’enquête de l’époque. Et devinez ce que Broca nous apprend au téléphone ?
Camille se rappela le coup de téléphone dans l’abattoir, puis le curieux comportement de Broca qui avait tout fait pour la retenir en attendant que les flics débarquent. Ainsi, tout s’éclairait.
— Que Cathy Lambres est justement en face de lui ! dit Bellanger.
— Coup de bol, faible pourcentage.
— Faible pourcentage, oui, c’est le cas de le dire. Mais je vous ai retrouvée. Le flic d’Argenteuil que vous avez rencontré, Patrick Martel, raconte que vous seriez remontée à Loiseau parce que… vous avez reçu une greffe et que vous possédez son cœur. Et que vous feriez des espèces de rêves prémonitoires en rapport avec notre enquête.
Camille se sentit mise à nue, trahie, avec l’impression que la terre entière était désormais au courant de sa greffe. Martel lui avait pourtant promis de ne rien dévoiler. Il avait dû être mis sous pression : la Crim était connue pour être un véritable rouleau compresseur.
— Ce ne sont pas des espèces de rêves prémonitoires , répliqua-t-elle sèchement. Je vois ce que les yeux de Loiseau ont vu. Je ressens parfois ce qu’il ressent. J’ai le cœur d’un salaud de la pire espèce.
— Un salaud ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Camille ne devait pas s’emporter ni trop en dévoiler.
— Je crois que vous savez parfaitement ce que je veux dire. Et que c’est pour cette raison que vous êtes ici. Vous aussi, vous enquêtez sur cette affaire de disparitions de jeunes femmes roms. Je me trompe ?
Ils se jaugèrent en silence. Nicolas Bellanger se sentit troublé par cette femme qu’il avait imaginée complètement différente. En arrière-plan, Guy Broca était apparu et venait de s’asseoir dans l’herbe, les observant du coin de l’œil.
Camille savait qu’elle devait jouer serré. Ce capitaine de police, de la prestigieuse Crim, était certes presque aussi jeune qu’elle, mais certainement pas né de la dernière pluie. Une sacrée belle gueule, mais déjà marquée. Elle sortit avec calme une carte de sa poche, qu’elle tendit devant elle. Il était temps pour elle de se dévoiler.
— Je m’appelle Camille Thibault, et je suis sous-officier de gendarmerie. Technicienne d’investigation criminelle à la caserne Sénépart, Villeuneuve-d’Ascq, depuis huit ans.
Nicolas scruta la carte dans ses moindres détails.
— Vous l’avez compris, il n’y a rien d’officiel dans ma démarche, ajouta la jeune femme. Il s’agit d’une quête personnelle. Je n’enfreins aucune règle.
— Aucune règle ? répéta Bellanger avec une pointe d’ironie. Vous ne seriez pas entrée chez Mickaël Florès par effraction, à tout hasard ?
— Absolument pas ! Je suis bien allée sur place, j’ai bien insisté en frappant à la porte, mais il n’y avait personne. Alors, je suis repartie. Que vouliez-vous que je fasse d’autre ?
Nicolas Bellanger essaya de percer ce regard qui le fixait sans ciller.
— Vous êtes repartie… Et vous n’avez même pas fait le tour de la maison ?
— Il faut vous le dire en quelle langue ? En japonais ?
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