— T’es incroyable.
— Mouais, ça a bouffé mon dimanche et toute cette nuit, si tu veux savoir. Et ce n’est pas fini, ce message codé m’a encore révélé de petites choses sympathiques. Cette Valérie Duprès avait une sacrée imagination.
— Ne parle pas d’elle au passé. On ne sait jamais.
— On ne sait jamais, tu as raison. Question : quand tu fais une radiographie, pourquoi tu te colles devant une plaque de plomb ?
Sharko haussa les épaules.
— Parce qu’elle empêche les rayons X de passer, fit Robillard. Ils sont composés d’éléments radioactifs, et le plomb stoppe la radioactivité. Les cercueils de plomb , qui crépitent , ne font pas référence à des enfants atteints de saturnisme, comme tu le pensais. Non… On enfermait dans des cercueils de plomb les corps frappés par la radioactivité.
Robillard ouvrit un favori Internet. Un visage apparut. Sharko écarquilla les yeux face à la terrible coïncidence.
— Marie Curie.
— Décidément, t’es doué. Marie Curie, oui. Elle est morte d’une leucémie, causée par une trop grande exposition aux éléments radioactifs qu’elle a étudiés toute sa vie, le radium notamment. En 1934, on commençait à connaître sérieusement les dangers de la radioactivité. Le plomb de son cercueil était fait pour empêcher les radiations émises par son corps de passer. Ce fut le premier cercueil du genre. On en utilisa d’autres pour la plupart des grands irradiés de Tchernobyl. Des milliers de cercueils de plomb qui hantent les cimetières russes et ukrainiens, et qui doivent encore sérieusement crépiter de l’intérieur. En fait, ils crépiteront encore longtemps, certains éléments radioactifs ont des durées de vie de l’ordre du million, voire du milliard d’années. C’est complètement hallucinant quand t’y penses bien, et ça explique pourquoi aucun être humain n’habitera plus jamais une zone irradiée.
Le commissaire resta interdit quelques secondes. Il pensait aux photos d’Hussières : le porteur du manuscrit, étendu sur un lit d’hôpital, bouffé par des radiations jusqu’aux os. Il imaginait aussi d’immenses cimetières russes, au milieu de nulle part, crépitant de radioactivité.
Il fouilla dans les photocopies qu’il avait rapportées avec lui et montra la photo des trois savants à Robillard, qui l’observa avec attention.
— Einstein et Marie Curie, fit-il, étonné. Qu’est-ce que tu fiches avec ça ?
Sharko lui expliqua brièvement leurs récentes découvertes. Robillard ne reconnut pas non plus le troisième homme, mais pointa le doigt sur Einstein.
— Tout est si curieux. Je te parle de Richland, une ville liée par le passé à Los Alamos et au projet Manhattan, et tu me montres Einstein dans la foulée.
— Einstein a quelque chose à voir avec ce projet Manhattan ?
Autre clic sur un favori. Sharko se dit que son collègue avait vraiment planché sur le sujet, comme à son habitude.
— Einstein en est, bien involontairement, l’initiateur. À l’époque, tous les scientifiques du monde se penchent sur l’incroyable dégagement d’énergie provoqué par la fission nucléaire d’éléments radioactifs, notamment l’uranium et le plutonium. Einstein, Oppenheimer, Rutherford, Otto Hahn, les génies de la première moitié du XX e siècle… En octobre 1938, Einstein adresse une lettre au Président Roosevelt en personne, où il explique que les nazis sont en mesure de purifier l’uranium 235, avec l’objectif de l’utiliser, peut-être, comme une arme de guerre ultra-puissante. Il indique également l’endroit où les Américains peuvent se procurer de l’uranium : le Congo.
— En se rapprochant des Américains, Einstein voulait faire un pied de nez aux Allemands.
— Comme la plupart des esprits pensants de l’époque, que la montée en puissance du nazisme et la folie de Hitler inquiétaient. Peu après avoir reçu ce courrier, Roosevelt a décidé d’initier le projet ultra-confidentiel Manhattan, visant à maîtriser les secrets de l’atome et à créer cette bombe atomique le plus rapidement possible. Los Alamos regroupa les plus grands scientifiques du monde, y compris de nombreux Européens, et fit travailler des milliers de personnes, parquées dans une ville au beau milieu du désert. Ces gens ne savaient même pas sur quoi ils bossaient. Ils usinaient des pièces, portaient des marchandises, assemblaient des morceaux dont ils ne saisissaient pas l’utilité. On connaît la suite, sept ans plus tard : Hiroshima et Nagasaki.
Tandis que Sharko passait une main sur son visage, Robillard prenait son sac de musculation et enfilait son blouson.
— Voilà pour les nouvelles. C’est pas tout ça, mais j’ai une heure de pecs et de biceps à me coltiner, sinon, je vais me ratatiner.
— À ce niveau-là, ce n’est plus du sport, c’est de la souffrance !
— Il nous faut notre lot de souffrance à tous, non ?
— À qui le dis-tu !
— On se voit demain. Et si tu trouves l’explication pour cette histoire d’avoine dans le message, tu m’expliqueras. Parce que là, je sèche.
Il disparut et, quelques secondes plus tard, Sharko l’entendait dévaler l’escalier. La tête lourde, le commissaire de police s’écrasa sur son siège et soupira longtemps. Il ferma les yeux. Les cercueils de plomb qui crépitent… Des irradiés qu’on a enterrés quelque part ?
Il réfléchit longuement, et ne put néanmoins empêcher sa vie privée de prendre le dessus sur l’affaire. Il voyait encore Lucie, le regard vide, en chaussettes dans la neige. Il en frissonna. Les psychiatres avaient parlé de transferts, toujours possibles : des moments d’évasion où Lucie se mettait dans la peau de ses filles. Des corps morts qui prenaient leurs visages. Des voix qu’elle pouvait entendre, lors de situations stressantes ou en rapport avec la mort. Cette fichue enquête était en train de faire s’ouvrir, les unes après les autres, des plaies qui commençaient à peine à cicatriser.
Il eut envie d’appeler Bellanger, histoire de s’assurer qu’il ne s’était pas trop attardé à l’appartement.
Conneries…
Dans un soupir, il alluma son ordinateur, fouilla dans ses répertoires et ouvrit le fichier qui contenait son adresse mail bidon : fcksharko6932@yahoo.com
. La gorge serrée, il se connecta, via le Web, au compte Yahoo correspondant. Un unique message se trouvait dans la boîte mail, avec, pour titre : Résultats d’analyses ADN de l’échantillon n° 2432-S.
Il le lut avec appréhension.
Les analyses avaient pu être possibles et les machines du laboratoire belge avaient craché une empreinte génétique composée d’un tableau de chiffres et de lettres, qui identifiait de manière certaine le propriétaire des spermatozoïdes.
Sharko ne connaissait pas par cœur son propre « code-barres », il allait falloir le comparer et pour cela, il avait besoin d’un accès au FNAEG. Normalement, il devait passer par la procédure : présenter une commission rogatoire aux services administratifs, qui se chargeraient de la comparaison et transmettraient le résultat par fax ou courrier à un juge ou à un procureur de la République. Ça pouvait prendre des plombes et, surtout, il fallait de bonnes raisons. Il imprima le contenu du mail et appela Félix Boulard, une vieille connaissance des services administratifs.
— Shark… ça faisait un bail. Il paraît que tu flirtes de nouveau avec la Crim’, maintenant ?
— Ça fait presque deux ans que je m’y suis remis, t’es gentil. Et toi, toujours à moisir dans tes bureaux à 8 heures du soir ? C’est bientôt Noël, je te signale.
— Il en faut, des courageux. Les congés, ce n’est pas pour maintenant. Allez, annonce : qu’est-ce que tu veux ?
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