Les panneaux, les kilomètres se succédèrent encore. Il faisait terriblement froid mais ne neigeait plus depuis deux jours, ce qui avait permis à la DDE de déblayer complètement les grands axes. Autour, par contre, le paysage était lunaire : étendues blanchâtres à perte de vue. Sharko ne se souvenait pas d’un tel hiver, avec de si importantes précipitations sur l’ensemble du pays. Même à Nice et en Corse, ils avaient eu leur dose de flocons.
Le véhicule était à une cinquantaine de bornes de la banlieue parisienne lorsque Lucie fut brusquement tirée de son état de somnolence par la sonnerie de son téléphone portable. Elle s’étira deux secondes avant de décrocher. Sharko put la voir se décomposer en temps réel, tandis qu’elle ne répondait que par de courts acquiescements sonores. Après qu’elle eut raccroché, elle plaqua ses mains sur son visage dans une inspiration, puis se tourna vers Sharko.
— C’était Bellanger. Il est en forêt de Combs-la-Ville, proche de Ris-Orangis, avec le gendarme de Maisons-Alfort, ce…
— Patrick Trémor.
— Patrick Trémor, oui.
Ses doigts se crispèrent sur son cellulaire, jusqu’à faire blanchir ses phalanges.
— Le môme, c’est ça ? dit Sharko.
— Ils viennent de retrouver son corps. Il était pris dans les eaux gelées d’un étang.
Elle fixa alors les champs, le regard vide, sa tempe droite butant contre la vitre. Bong, bong, bong. De son côté, Sharko avait envie de donner un gros coup de frein et de sortir pour crier. Crier toute sa rage, crier à l’injustice dans ce monde de merde. Il s’imagina une fraction de seconde en face de celui qui avait fait ça. Lui et l’autre ordure, seuls dans une pièce.
Après plusieurs kilomètres d’horrible silence, Lucie revint vers lui, le regard déterminé.
— C’est sur la route. On y va.
— Pas toi, Lucie. C’est un môme. Tu ne peux pas rompre tes promesses et défoncer des portes qui commencent à peine à se refermer.
— Toi, tu peux lâcher l’affaire. Mais moi, rien ne m’empêchera d’aller au bout. Je veux coincer le fils de pute qui a fait une chose pareille.
17 h 32.
Des températures folles, peut-être -8 ou -9 °C. Des halogènes, qui buvaient l’obscurité et dessinaient des cercles d’un jaune cru, presque blanc. Des silhouettes figées, enfoncées dans des parkas dont la bande réfléchissante luisait dans la nuit. Le craquement des pas dans la neige gelée, pareil à une toux.
Lucie et Sharko arrivèrent côte à côte auprès de leur chef, qui discutait au bord de l’étang avec des gendarmes, dont Patrick Trémor. Bellanger se détacha de son petit groupe et vint les rejoindre, engoncé dans un manteau de ski, la tête sous un bonnet bleu marine. Sharko ignora si cela était dû au froid, mais ses yeux étaient rouges, et son visage tiré comme si on avait accroché des poids à ses joues. Il paraissait avoir vieilli de cinq ans.
— Enquête de merde, fit-il. Ce n’était qu’un môme.
Il avait perdu ses certitudes, cette force sereine qui en faisait un chef de groupe qu’on écoutait. Ses yeux croisèrent brièvement ceux de Lucie, et revinrent vers Sharko. Il se dandinait pour ne pas finir gelé sur place.
— Comment ça va, toi ?
— On fait aller. Ces températures glaciales commencent à me taper sur le système. On se croirait au Groenland.
Lucie fit un pas sur le côté, l’œil rivé vers le petit attroupement, à proximité d’un gros tronc.
— Il est là-bas ?
Bellanger se demanda une fraction de seconde s’il devait lui répondre. Il chercha la confirmation dans les yeux du commissaire, qui rabattit lentement ses paupières en signe d’acquiescement.
— Dans une housse, oui. Les gendarmes l’embarquent dans dix minutes, direction l’IML. Ils prennent le truc en charge. Au moins, on n’aura pas à se farcir l’autopsie.
Lucie fut traversée d’un frisson et, les bras croisés, le col de son blouson remonté jusqu’au nez, elle avança doucement. Autour, les branches craquaient, en proie au gel. La flic roula les yeux, persuadée que des spectres couraient autour d’elle, le long des arbres, mais ce n’étaient que les ombres étirées des gendarmes. À chaque pas elle entendait les petites voix de filles plus distinctement au fond de sa tête. Elle essaya à tout prix de les chasser, serrant les poings. Mines graves, les hommes s’écartèrent et la laissèrent regarder ce petit sac noir, posé sur une civière, avec sa longue fermeture Éclair qui brillait outrageusement sous les ampoules brûlantes.
« On ignore s’il s’agit de Clara ou de sa jumelle. Le corps a été brûlé dans sa totalité, sauf les pieds, qui étaient nus et devaient être à l’abri des flammes. Ils se trouvaient peut-être sous un rocher, ou quelque chose comme ça. »
Lucie détourna le regard vers l’homme à ses côtés.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
— Rien. Je n’ai rien dit, madame.
Lucie rentra la tête entre ses épaules. Au moment où elle s’agenouillait dans la neige pour baisser la fermeture Éclair, elle sentit une main la tirer par le bras. Sharko la ramena à lui.
— C’est inutile. Viens.
Elle tenta de résister et se laissa finalement emmener au bord de l’étang, auprès de Bellanger, qui se mit à raconter :
— En début d’après-midi, des adolescents sont venus jouer sur l’étang, pour faire des glissades. La surface était gelée et recouverte d’une infime couche de neige. À force de piétiner, l’un d’eux a fini par apercevoir le corps. Il était piégé sous la glace, le visage tourné vers le ciel.
Il parlait comme s’il était essoufflé. Le froid le prenait aux poumons.
— … Les collègues de Ris-Orangis sont arrivés une heure plus tard. Grâce au plan « Alerte enlèvement », ils ont immédiatement fait le rapprochement avec le môme de l’hôpital et appelé Trémor. (Il soupira.) C’est le même môme.
— Comment…
Lucie n’arrivait pas à terminer sa phrase, les images étaient trop vives, puissantes dans son crâne. Elle fixait ses chaussures, enfoncées dans la neige. Juliette avait été retrouvée elle aussi dans un bois, comme ici. Tout ce qu’il restait d’humanité se résumait à deux pieds blancs comme le sel. Sharko la serra contre lui, lui caressant le dos, et indiqua d’un coup de menton à Bellanger de poursuivre.
— Aux premières constatations, l’enfant a été étranglé avant d’être jeté ici. Il présente des marques caractéristiques autour du cou. Vous l’avez vu, la route n’est pas loin. Le tueur n’a pas eu de volonté particulière de dissimuler le corps au point qu’on ne le retrouve jamais. Non…
— Il voulait agir au plus vite, dit Sharko. De peur de se faire prendre suite au plan « Alerte enlèvement ».
Bellanger tourna les yeux vers les nuées d’empreintes, partout autour.
— Des dizaines de promeneurs sont passés dans les alentours, surtout hier, donc, pour les traces de pas, c’est fichu. Quant au séjour dans l’eau… Au revoir l’ADN et les indices quelconques.
— Une estimation de l’heure de la mort ?
— Il est gelé, était en immersion, donc c’est difficile. Mais le légiste table sur quarante-huit heures, minimum. D’autant plus que, il y a deux jours, il ne faisait pas si froid, les eaux devaient encore être à l’état liquide.
Sharko fit un rapide calcul, tandis que Lucie fixait, sans plus bouger, la surface fracturée de la glace.
— L’assassin serait venu directement ici après l’enlèvement à l’hôpital. Ce gamin ne représentait probablement rien pour lui.
Bellanger acquiesça. Il entraîna Sharko un peu à l’écart et parla tout bas.
— Ça n’a pas l’air d’aller, Lucie… Elle devrait prendre un peu le large, peut-être, non ?
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