— Explique-nous.
— Il n’y a rien à expliquer. Je lance Dark.Cover, un service de discussions anonymes. Il ne laisse aucune trace, aucune archive. Tout ce qui est écrit est perdu.
Il cliqua sur le service en question. Une fenêtre de discussion apparut.
— Et maintenant, on attend qu’il se connecte.
Nicolas tira la chaise de Dambre vers l’arrière.
— C’est pas toi qui vas taper. Tu dictes, j’exécute.
Le capitaine de police s’installa sur une chaise face au clavier, puis tendit son téléphone portable à Sharko.
— Tu filmes l’écran, on aura une trace, comme ça.
Le silence se fit. Les flics étaient concentrés, Marnier continuait à passer ses coups de fil dans son coin. Sharko avait la gorge serrée. Il imaginait l’Homme en noir en train de s’installer tranquillement derrière son écran. À naviguer dans les ténèbres du Darknet, insaisissable alors qu’il se trouvait face à eux, par écrans interposés. Le flic pouvait presque le sentir, le toucher, et pourtant, il n’y avait aucun moyen de l’attraper.
À 22 heures pile, le logiciel indiqua que « Homme en noir » cherchait à entrer en contact. Les flics échangèrent un regard inquiet, puis fixèrent l’écran. Dambre dit à Nicolas de cliquer sur « Accepter ».
Homme en noir > Au rendez-vous ?
CrackJack > Oui.
Homme en noir > Prêt à attaquer la suite du programme ?
CrackJack > Ça dépendra de votre générosité.
Homme en noir > Je pense que tu vas t’y retrouver. Si le Grand Projet est en route, c’est en partie grâce à toi. Tu as suivi l’évolution du virus ?
CrackJack > Évidemment.
Homme en noir > Bientôt, notre grippe sera sur tous les continents. Elle tuera des gens. Des enfants. Des mères. Qu’est-ce que ça te procure ?
Nicolas se tourna vers Dambre, qui ne disait rien.
— Réponds.
Le hacker se para d’un étrange rictus.
— Une jouissance infinie. Oui, dites-lui ça. Une jouissance infinie.
Sharko serra les poings. Dambre disait-il cela pour les provoquer, ou le pensait-il vraiment ? Il aurait dû lui exploser la figure dans le bâtiment désaffecté. Il regarda Nicolas et acquiesça, l’incitant à taper ce que Dambre lui dictait.
CrackJack > Une jouissance infinie.
Homme en noir > C’est bien… Nous allons continuer à purger la race, toi et moi. Nettoyer la planète de son sang malade. Ne garder que le meilleur. Tu en fais partie.
Sharko ne perdait pas une miette de l’échange avec le téléphone portable, et Nicolas avait les doigts rivés au clavier, tapant tout ce que Dambre lui disait.
Homme en noir > Je viens de créditer ton compte de cent bitcoins. Je t’en virerai encore cent lorsque la mission sera accomplie.
CrackJack > Merci. Quelle est la mission ?
Homme en noir > Quelque chose de tout aussi simple que la première fois. Un vrai jeu d’enfant. Demain soir, tu te connecteras à 21 heures. Je te donnerai alors le lieu où te rendre.
CrackJack > Parfait.
Homme en noir > C’est quelque chose que je vais devoir te remettre en main propre. Il va falloir qu’on se voie.
Dambre dicta : « Désolé, c’est en dehors de mes principes, jamais de contact physique. » Sharko et Nicolas se regardèrent.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Écris ce qu’il te dit. Sinon, on va éveiller les soupçons.
— Et si on rate l’occasion ?
— Ça va fonctionner…
CrackJack > Désolé, c’est en dehors de mes principes, jamais de contact physique.
Homme en noir > Il n’y a pas d’autre solution. Quitte ou double ?
Nicolas n’attendit pas la réponse de Dambre, il tapa :
CrackJack > Double.
Homme en noir > Parfait. Bientôt, un nouveau monde va naître. Tu en auras été l’un des bâtisseurs…
Homme en noir > Donne-moi un chiffre entre 1 et 10.
CrackJack > 6.
Homme en noir > 6 petits Nègres s’en allèrent à l’école. L’un d’eux mangea des chocolats. Il n’en resta plus que 5.
Fin de connexion. L’Homme en noir avait quitté la discussion. Nicolas resta quelques secondes devant le clavier. Il se leva et s’approcha de Dambre, menaçant.
— Ça rime à quoi, cette histoire de Nègres ?
— J’en sais rien. Il me demande toujours un numéro au hasard entre 1 et 10 et répond ce genre de délire à la fin des conversations. Des Nègres qui meurent chaque fois. Il n’aime pas les Nègres, je crois.
Sharko n’était pas un grand fan de littérature policière, mais il savait que la réplique faisait référence aux Dix Petits Nègres d’Agatha Christie. Il y avait surtout une référence à Séverine Carayol : elle avait mangé du chocolat, et elle en était morte.
— Qu’est-ce qu’il peut bien attendre de toi pour soixante-dix mille euros ? demanda Sharko. Qu’est-ce que tu dois faire pour lui ?
Dambre le regardait droit dans les yeux sans desserrer les lèvres. Nicolas l’attrapa par le bras droit et l’emmena vers la sortie.
— La soirée ne fait que commencer, espèce de fumier. Je te jure que tu vas cracher tout ce que tu sais.
Vendredi 29 novembre 2013
Une pluie froide et drue battait le pare-brise du véhicule de Nicolas.
La banlieue de Paris, à 3 heures du matin, prenait des allures de territoire apocalyptique, de plate-forme pétrolière, de vallée de misère. Les lumières des feux rouges luisaient au sol comme des flaques de sang diffuses, les passages piétons ressemblaient à des cicatrices ouvertes. À la radio, des bouffées tiédasses d’air dans des trombones, des notes de piano qui éclataient comme du verre brisé. Nicolas finit par éteindre, vanné, laminé de l’intérieur. Il puait encore la sueur de la course-poursuite le long du canal de l’Ourcq. Il avait senti le fouet de l’adrénaline quand il avait poursuivi Dambre, terrible mélange d’excitation et de peur.
Dire que dans quelques heures il allait falloir recommencer la traque. Poursuivre ces fous furieux qui transformaient chaque jour la vie des flics en enfer.
Jacky Dambre croupissait dans une cellule de garde-à-vue pour une durée de quarante-huit heures qui allaient s’étendre à quatre-vingt-seize heures, vu qu’on pouvait assimiler son geste à un acte terroriste. Au tour des collègues de l’Antiterrorisme d’être sur son dos, de le marteler de questions. Le hacker commençait à accuser le coup, mais il restait sournois, provocateur, avec ses théories eugénistes, ses idées de purification… Que savait-il vraiment au sujet de l’Homme en noir ? Sharko lui avait fait peur mais, désormais, cette petite ordure se savait en sécurité dans les locaux du 36.
Qu’allait lui demander l’Homme en noir, cette fois-ci ?
Quel genre de mission lui réservait-il ?
Ils allaient peut-être le piéger bientôt. Mettre fin à toutes ces horreurs.
Nicolas rangea son véhicule dans le parking souterrain, entre deux murs de béton si rapprochés qu’il dut s’en extirper de profil. Dire qu’il louait ce clapier quatre-vingts euros par mois.
Il remonta sans grande énergie à la surface et parcourut une centaine de mètres sous la pluie, les mains dans les poches. Les gouttes glacées lui tombaient dans le cou et le frigorifiaient. Il devenait urgent de déménager. Foutre le camp de cette banlieue.
Il atteignit enfin son immeuble. Code de l’Interphone, escaliers… Même pas d’ascenseur. Il monta sans rythme au quatrième étage, courbé par le poids de la journée. Il glissa sa clé dans la serrure de la porte et entra.
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