— Ça va, Johan ! C’est la mort de Séverine qui te rend aussi désagréable ? Mêle-toi de ce qui te regarde, d’accord ?
Amandine lui tourna le dos, le plantant sur place. Johan la regarda s’éloigner. De façon très nette, il avait l’impression que le comportement de sa collègue dérivait vers quelque chose qu’il était incapable de définir. Plus impulsive, plus parano, plus étrange…
Froissée, la jeune femme se rendit au laboratoire du CNR avec trois autres collègues. Ils se vêtirent de leurs tenues de protection et saluèrent les laborantins qui avaient bossé toute la nuit. Ils la regardèrent, hallucinés. Elle s’était juste rasé le crâne, qu’y avait-il de si extraordinaire ? N’avait-on pas le droit de sortir des diktats dans ce fichu pays ?
— Quoi ?
Ils retournèrent à leurs éprouvettes. Amandine fit abstraction des regards, ils finiraient par s’habituer à son physique. Normal qu’ils la prennent pour une barge, ils avaient leur petite vie tranquille, ils ignoraient la maladie de Phong, les contraintes d’hygiène que son SIDAA imposait…
Elle prit sa place devant sa paillasse et se mit au travail : arracher les emballages des paquets reçus de toute la France, récupérer les prélèvements, noter dans les ordinateurs, analyser… Personne ne parlait, tout le monde était concentré sur son travail. De temps en temps, peut-être une fois sur vingt, quelqu’un levait la main : cas de grippe des oiseaux détecté. On prévenait alors sur-le-champ les autorités sanitaires, qui elles-mêmes mettaient à jour les statistiques et déclenchaient les mesures appropriées.
À chaque échantillon analysé, Amandine remplissait un formulaire qu’elle renvoyait à celui qui avait demandé le prélèvement. Le nom du laborantin qui avait fait le travail figurait sur ce formulaire. Ce fut lorsqu’elle indiqua pour la quatrième fois ce matin-là son identité sur l’un d’entre eux qu’une idée lui traversa tout à coup l’esprit.
Et si le fameux « Patrick Lambart » avait lui aussi un jour demandé des analyses ? Et si c’était de cette façon qu’il avait récupéré l’identité de « Séverine Carayol, laborantine au CNR de Pasteur à Paris » ? Le prédateur s’était ensuite procuré l’adresse de Séverine. Il l’avait observée, avait repéré ses petites habitudes, cerné son caractère, deviné sa timidité, sa discrétion : la proie parfaite. Alors, il l’avait draguée, manipulée, lui avait payé de beaux hôtels dans Paris. Elle en était tombée amoureuse… Il l’avait enfin utilisée pour passer des prélèvements au noir.
Amandine fut prise d’une soudaine excitation. Oui, le scénario semblait cohérent. De plus, si Lambart s’était fait passer pour un médecin, c’était parce que, peut-être, il était médecin lui-même ou, en tout cas, qu’il avait un rapport avec le milieu médical. Séverine, une laborantine chevronnée, aurait vite flairé le mensonge si l’homme s’était prétendu médecin et qu’il eût été, en réalité, commercial ou conducteur de train.
Amandine ne sortit pas du laboratoire à midi. Elle se connecta à la console informatique et, comme le lui avait montré Johan, tapa une requête qui lui afficha la liste de toutes les entités qui avaient demandé des analyses grippe au CNR. Il y avait, là-dedans, des laboratoires de biologie médicale publics ou privés, des médecins du réseau GROG, des membres de l’administration sanitaire, des laboratoires de recherches ou industriels…
Plus de mille enregistrements ressortirent suite à ce premier jet. Évidemment, c’était ingérable, mais Amandine n’avait pas dit son dernier mot, parce qu’une autre interrogation venait de germer dans sa tête. Pourquoi le faux « Lambart » avait-il choisi le véritable Patrick Lambart, médecin généraliste dans le 2 e arrondissement, comme identité usurpée ? Amandine le voyait mal prendre l’annuaire et piocher un nom au hasard. Non, il devait être au courant de la mort de ce dernier, ou le connaissait. Un collègue de travail ? Un confrère ? Le faux Lambart était-il, à l’époque, un patient du vrai Lambart ?
Elle ajouta à sa requête un filtre pour Paris, parce que tous les éléments lui indiquaient que le faux Lambart exerçait ou vivait dans la capitale. Cela ramena le nombre d’enregistrements à soixante-deux.
Soixante-deux identités, parmi lesquelles vingt-neuf médecins.
Satisfaite, Amandine imprima la liste. De leur côté, les flics se concentraient sans doute sur les endroits qu’avait fréquentés Séverine, interrogeant les patrons des bars, des restaurants, la famille, les quelques amis. Ils étaient sur une piste parallèle qui pouvait ne rien donner, parce que cet usurpateur de Lambart avait sûrement tout verrouillé. Qui reconnaîtrait un type qui avait abordé une fille dans un bar plus de neuf mois auparavant ?
Mais elle, elle avait peut-être trouvé son talon d’Achille.
Après une rapide recherche sur Internet, elle obtint l’adresse de la maison médicale où le vrai Patrick Lambart avait travaillé. Elle appela, tomba sur la secrétaire et se présenta. En discutant un peu, elle apprit que cette dernière avait bossé avec le vrai Lambart pendant près de dix ans. Parfait. Elle devait connaître la clientèle, les confrères de son ancien patron… La secrétaire lui signala que les policiers étaient déjà venus poser quelques questions sur le docteur Lambart la veille au sujet d’une usurpation d’identité. Que se passait-il exactement ? Amandine resta évasive et lui demanda si elle pouvait lui rendre visite aux alentours de 17 heures.
Le rendez-vous était pris.
Bientôt 12 h 30.
Amandine se déshabilla, se lava les mains et sortit du laboratoire, satisfaite. Elle regarda l’heure… Il fallait qu’elle rentre dormir un peu, histoire de recharger les batteries. Le reste de la journée allait être chargé.
Elle prit le train à Montparnasse, arriva à Sèvres une demi-heure plus tard et récupéra sa voiture sur le parking de la gare. Direction le loft. Le ciel était gris, la lumière manquait. Amandine détestait ces saisons où les choses mouraient, où les arbres se dénudaient, où la nature donnait l’impression d’abandonner le combat.
D’ordinaire, elle ne rentrait presque jamais le midi, et quand cela arrivait, elle prenait toujours soin de prévenir Phong. Mais suite à leur dispute de la veille, elle n’avait pas eu envie de renouer le contact par téléphone. Elle verrait bien comment il réagirait, ce qu’il aurait à lui dire…
Elle se gara dans l’allée du grand bloc gris qui leur servait d’habitation. Le loft se confondait avec le ciel bas et pesant.
Clé dans la serrure de la porte blindée, double tour. Amandine frissonna, elle pensait encore aux rats hideux : elle les voyait, sentait leurs poils durs et noirs. Elle passa juste la tête dans l’embrasure, histoire de vérifier qu’ils n’étaient pas là. Que son cauchemar n’était pas réel.
Elle rentra et ferma vite derrière elle.
— Phong ? C’est moi.
Pas de réponse. Tout en ôtant son blouson, Amandine jeta un œil à travers les murs en Plexiglas. D’ordinaire, elle trouvait son mari aux fourneaux ou à la table du salon, occupé à fabriquer ses origamis. Mais là, personne.
— Phong ?
Il ne répondait pas, ne venait pas. Peu à peu, Amandine sentit l’angoisse monter. Les rats étaient dans sa tête, ils grattaient de leurs petites pattes l’intérieur de son crâne. Sa respiration s’accéléra. Elle longea les couloirs, fonça vers sa chambre. Peut-être que son mari était fatigué et qu’il dormait ?
Mais de l’autre côté du Plexiglas, dans la chambre de Phong, le lit était fait.
Les rats sont venus. Ils l’ont emmené dans les égouts.
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