L’attention de Sharko redoubla. Casu se dirigea vers le tableau blanc et pointa le doigt sur la photo des cinq individus — l’homme, la femme, les trois enfants — étalés au sol. Lacérés à coups de griffes.
— Ils ont été assassinés en Pologne.
— La Pologne ?
— Un bled du nom de Byszkowo, situé à mille trois cents bornes d’ici.
— Merde… Je me serais attendu à tout, sauf à ça.
Casu se dirigea vers son ordinateur.
— Viens voir.
Le lieutenant de police ouvrit un navigateur Internet, entra « Byszkowo » et afficha la carte. L’endroit se situait dans le nord-ouest de la Pologne, à une centaine de kilomètres de la mer Baltique. Sharko fronça les sourcils.
— Il n’y a rien.
— Que dalle, ouais. C’est un village au fin fond de la campagne polonaise. La notice Interpol a été entrée dans la base il y a un mois et demi environ, par un flic du nom de Kruzcek. Il bosse à Poznań, une grosse ville à une centaine de kilomètres de Byszkowo. Son service, c’est le… (il lut sur une feuille qu’il sortit de sa poche)… « Centralne Biuro Śledcze », un truc dans ce genre-là. L’équivalent de notre police judiciaire, si tu veux.
— T’as des infos sur l’affaire ?
— Quelques-unes, oui. Les corps ont été découverts le 10 octobre à leur domicile. Une famille complète, posée au sol comme sur les photos. Odeurs de menthe, mutilations, perforations, croix religieuses inversées, tout concorde avec les critères de ma requête. Mais sur la scène de crime, il y avait quelque chose d’autre, et c’est ce qui m’a fait retourner à Meudon pour vérifier.
— Le symbole des trois cercles…
— Exactement. Gravé sur une poutre, au-dessus des corps, à plus de deux mètres cinquante de haut d’après les données Interpol.
Sharko décrocha la photo du tableau blanc et observa avec attention cette famille décimée. L’homme assassiné était costaud, petite moustache blonde à la gauloise. Sa femme avait un large front, des lèvres charnues (ce qu’il en restait, tout au moins). Les enfants étaient entre leurs deux corps, serrés les uns contre les autres, comme pour se protéger mutuellement. Sordide mise en scène d’une famille unie dans la mort.
— J’ai appelé au commissariat de Poznań, j’ai bidouillé en anglais. Après une attente interminable, j’ai réussi à avoir Kruzcek en ligne, tôt ce matin…
— Alors ?
— Je lui ai expliqué une partie de notre affaire : la mutilation de Félix Blanché et de son chien. La photo de cette famille, qu’on avait retrouvée dans les égouts, et qui nous a amenés à faire une requête Interpol. Je lui ai décrit la scène, les chaînes, la niche avec les petits souvenirs… Je n’ai bien évidemment pas du tout parlé du virus. Le Polonais était très intéressé.
— Ils ont des pistes de leur côté ?
— Il m’a assuré que oui, mais tous leurs dossiers sont en polonais. Il ne veut pas donner d’informations par téléphone, il veut qu’on partage tout et propose qu’on se voie là-bas, à Poznań.
— Et pourquoi il ne se déplace pas, lui ?
— J’en sais rien. Question de budget ?
— Parce que nous, on est super riches, bien sûr.
Sharko regarda la carte, les yeux plissés.
— C’est vite fait en avion. On attend le résultat de notre intervention de ce soir. Si on chope l’Homme en noir, on attrapera cette espèce d’enfoiré qui retient Camille et laisse tous ces morts dans son sillage. Si ça ne fonctionne pas, si on ne retrouve pas Camille, on fera un saut en Pologne. Dis à ce Kruzcek qu’on le tient au courant.
Casu hocha la tête et passa le coup de fil. Sharko fixa la carte une dernière fois. Pourquoi ce taré déguisé en oiseau et évoluant dans les égouts de Paris était-il allé assassiner toute une famille au fin fond de la Pologne ? Qui étaient ces gens ? Quel lien avaient-ils avec leur affaire ? Tant d’interrogations qui rendaient le flic dingue.
Il regarda sa montre. Plus que quelques heures avant la connexion par Internet avec l’Homme en noir.
Sharko se rendit dans l’aile des gardés à vue. Quelques cellules de béton, alignées les unes à côté des autres. Il ouvrit la petite trappe de l’une d’entre elles et jeta un œil à l’intérieur. Dambre était couché sur une planche en bois, les mains derrière la nuque. Il tourna la tête. Lorsqu’il reconnut Sharko, son regard changea.
Le flic eut l’impression que quelque chose de sinistre brûlait au fond de ses yeux. Quelque chose qui ne ressemblait ni à de la peur ni à du remords.
Sharko sentit ses poils se dresser.
Il referma sans parler et trouva Charles Marnier, de l’Antiterrorisme, juste derrière lui.
— Il y a un truc qui cloche avec ce type. On a tous compris que tu lui avais méchamment refait le portrait, or maintenant, il affirme qu’il s’est fait ça tout seul.
Marnier bourrait une pipe avec un tabac fort dont l’odeur imprégnait tout le couloir.
— À moins qu’il ne veuille t’éviter des emmerdes, ce dont je doute sérieusement, on dirait bien que, même enfermé entre quatre murs, cette espèce d’enfoiré a un plan. Il va falloir s’en méfier comme de la peste.
Amandine marchait, le nez sous le masque, dans les rues du 2 e arrondissement de Paris.
Il bruinait, un air humide très désagréable lui frappait le visage. Dans l’obscurité, les passants arpentaient les trottoirs, pressés de rentrer à leur domicile. Aucun d’entre eux ne portait de protection respiratoire, évidemment. Ils se fichaient qu’un virus de la grippe inconnu circule, ils ne se sentaient pas concernés. Et puis, c’était juste une grippe. Les microbes étaient là, autour d’eux, prêts à envahir leur corps, et ça n’avait pas la moindre importance.
Comme Phong, ils n’avaient pas conscience du danger. Jusqu’à ce qu’il finisse par leur tomber dessus.
Qu’ils en crèvent en chialant comme des Madeleines !
Amandine respira un grand coup, elle devait se calmer. Les oublier, ne plus penser à Phong ni à sa trahison et se concentrer sur sa tâche.
En empruntant la rue Poissonnière, elle sentit les prémices de la migraine : un shoot presque imperceptible au fond de son cerveau. Manquait plus que ça. Tout en marchant, elle sortit une petite bouteille d’eau de son sac, avala son comprimé de Propranolol. Elle tourna encore, et finit par trouver la maison médicale. Six plaques de médecins brillaient sur la façade sous l’éclat des lampadaires. Amandine les lut avec attention. Aucune des identités ne faisait partie de sa liste.
Elle réajusta son masque avant d’entrer.
La secrétaire médicale était une femme d’une cinquantaine d’années, aux grandes lunettes rondes retenues à sa nuque par une cordelette marron. Aussi rousse qu’Amandine avait pu l’être, mais il s’agissait sans doute là d’une coloration, vu la teinte foncée de ses sourcils. Elle reluqua Amandine lorsque la jeune femme s’approcha de la paroi vitrée derrière laquelle elle se trouvait.
— Je suis Amandine Guérin, de l’Institut Pasteur. On s’est parlé ce midi au téléphone, au sujet du docteur Lambart.
— Ah, oui. Expliquez-moi.
Amandine sortit une feuille et la poussa dans l’espace sous la vitre.
— J’aimerais que vous jetiez un œil à cette liste, et que vous me disiez si l’une de ces identités vous parle. Je recherche quelqu’un qui aurait pu connaître le docteur Lambart, de près comme de loin.
— Les policiers qui sont venus ici ont dit que quelqu’un avait usurpé son identité, c’est terrible. Vous pensez que celui qui a fait ça est dans cette liste ?
— Disons qu’on explore toutes les pistes.
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