— Tu crois qu’elle est vivante ?
Sharko fixait la forêt qui défilait, tel un mur de ténèbres. C’était la question qu’il redoutait depuis qu’ils étaient montés dans le véhicule.
— J’aimerais te dire que oui. Mais je n’ai pas la réponse. Je suis désolé, Nicolas.
Bellanger soupira avec tristesse.
— Pourquoi j’ai continué à m’acharner ? J’aurais dû tout plaquer, l’année dernière. Ne jamais reprendre mon poste. Partir avec Camille, loin de tout ça. Changer de vie…
— Tu ne dois rien regretter. Jamais. T’es flic, t’y peux rien.
— C’est la femme de ma vie, Franck. Je ne supporterai pas de la perdre.
Le ruban de bitume se rétrécissait en même temps qu’ils s’enfonçaient dans une masse opaque de végétation. Le ciel noir n’apparaissait plus que par intermittence. L’éclat de leurs phares se voyait des centaines de mètres à la ronde et Nicolas jetait des coups d’œil réguliers dans son rétroviseur. Les équipes assuraient : elles étaient invisibles. Quant à Sharko, il était désormais couché à l’arrière, les mains sur son pistolet. Comme souvent dans ces moments-là, ceux où leur vie était en danger, Franck songeait à sa famille. À Lucie, à ses fils qu’il n’avait pas vus de la journée. Il avait dit à Nicolas de ne pas regretter… Mais si, bien sûr qu’il fallait regretter.
Nicolas conduisit la voiture aussi loin qu’il le put, bifurquant quand il pouvait pour se rapprocher de la destination. La petite route cahoteuse qu’ils avaient empruntée se termina en un minuscule parking vide. Il coupa le contact, mit sur sa tête la capuche d’une veste prise chez le hacker et vérifia que son Sig Sauer était bien en place, coincé dans la ceinture de son pantalon.
— Bonne chance. Je te suis avec les équipes dans quelques minutes. Fais très attention.
Nicolas ne répondit pas mais lui adressa un regard en claquant la portière. GPS de son téléphone activé, lampe à la main, il s’aventura dans l’obscurité la plus totale. Pas de lune cette nuit-là, aucune étoile. Ses pas lourds faisaient craquer le tapis de feuilles et de branches mortes. En cette fin d’automne, les arbres ressemblaient à de grands squelettes, et le flic songea aux quatre cavaliers de l’Apocalypse. Il vit la hargne sur leurs visages, leur volonté de répandre la maladie, la guerre, la famine.
Tout ce mal, cette souffrance, cette volonté acharnée de détruire.
Il pressa le pas. L’Homme en noir lui avait laissé jusqu’à 23 heures, il était 22 h 20 et, d’après le GPS, il fallait encore parcourir cinq cents mètres.
Un craquement lointain déchira le silence. Nicolas fit mine de ne pas l’avoir entendu. S’agissait-il d’un animal, des équipes, ou de quelqu’un qui le suivait ? Son cœur battait à tout rompre, à chaque goulée d’air il sentait une fraîcheur douloureuse pénétrer sa trachée, ses poumons. Nicolas ne pensait pas avoir déjà eu aussi peur de sa vie. On pouvait l’abattre comme un lapin. Et il ne saurait jamais, ni pour Camille ni pour le reste.
Quelques minutes plus tard, il atteignit l’endroit exact indiqué par son appareil. Rien d’autre que des troncs noirs, serrés autour de lui comme une foule en colère.
Que faire, maintenant ? Attendre ?
Sur place, pense aux ténèbres, tu sauras où aller, avait écrit l’Homme en noir. Nicolas éclaira le sol, fouilla un peu les alentours jusqu’à apercevoir un gros cercle en béton à peine visible. Il était recouvert de mousse et de racines. L’entrée avait dû être bloquée par un énorme cylindre, mais ce dernier avait été déplacé, de façon à libérer l’ouverture.
La gorge serrée, Nicolas se pencha. Ça ressemblait à l’issue d’un bunker enterré. Bouffée glaciale en pleine figure. Une échelle métallique en contrebas s’enfonçait dans les profondeurs.
Nicolas avait trouvé l’entrée des ténèbres.
Avant de descendre, Nicolas éclaira les alentours, pour signifier sa position, en espérant que ses équipiers le suivraient. Puis il s’engagea dans la sinistre bouche et s’accrocha aux barreaux, les mains glacées. Un courant d’air lui mordait chaque centimètre carré de peau.
Il atterrit sur une ancienne voie de chemin de fer souterraine. Il orienta sa lampe dans tous les sens. Un grand tunnel voûté partait à droite et à gauche, en légère pente. Dans quelle direction aller ? Le flic suivit son intuition. Toujours plus profond, toujours plus proche du centre de la Terre, des derniers cercles de l’enfer. Éclairé par sa petite lampe, il marcha donc dans le sens de la pente.
La structure était impressionnante, creusée dans la roche, avec de petits quais voûtés, des aires de déchargement. Au-dessus des rails, d’antiques isolateurs en porcelaine, de vieux lampadaires hors d’usage. À certains endroits, il y avait même des statues sculptées dans la pierre. Des diables aux cheveux de feu, des figurines effrayantes qui ressemblaient à des démons mayas. Le Mal, éclaté sur ces murs, l’observait en silence. Des centaines de personnes avaient dû se terrer ici pendant la guerre. Sculptant leurs icônes et construisant leurs machines de mort.
L’heure tournait. Combien à marcher, encore ? De combien de mètres devrait-il s’enfoncer sous terre pour rencontrer le Minotaure ? Nicolas arriva au bout de la voie ferrée. Le tunnel s’élargit en un grand hall désaffecté plein d’immenses blocs de pierre, de morceaux de rails, de vieilles cuves métalliques. Une fresque ornait le mur. Des flammes avec, au centre, un bouc aux cornes immenses, brandissant son trident. Belzébuth. Nicolas songea à des réunions sataniques… Des jeunes devaient venir dans ces sous-sols se procurer le frisson et, peut-être, vénérer le Mal.
Plus loin, un passage voûté aux multiples ouvertures donnait sur d’autres salles rectangulaires. Nicolas imagina les alvéoles d’une ruche. On avait dû y stocker du matériel, des missiles, des denrées alimentaires. Sur certaines parois, on devinait des impacts de balles en rafale. Des prisonniers avaient-ils été fusillés entre ces murs ? Y avait-il eu des combats ? Combien de sang versé ? Combien de morts ? Combien d’âmes malheureuses prisonnières de ces tunnels ?
Nicolas commençait à douter, il marchait, s’enfonçait à chaque pas davantage. Il ignorait si son micro émettait encore. Était-il dans la bonne direction ? L’Homme en noir serait-il au rendez-vous ou avait-il senti le piège ? Nicolas se dit que c’était impossible. Même si lui ou l’Homme-oiseau retenait Camille, même s’ils avaient essayé de la faire parler, ils ne pouvaient pas savoir que Dambre avait été attrapé. Car la jeune femme elle-même l’ignorait.
Et pourtant, il voyait encore le sourire arrogant du hacker.
Tout se compliqua dans les mètres suivants. Le couloir rétrécissait, le plafond se courbait, les poutres qui le soutenaient étaient presque brisées, elles-mêmes écrasées par le poids de la roche. C’était comme si le tapis de la forêt située au-dessus allait tout engloutir. Nicolas pensa à l’impact d’une bombe vu par le dessous. À cette courbure dans l’espace que le souffle de l’explosion avait engendrée.
L’air commençait à lui manquer, tandis qu’il devenait de plus en plus difficile de progresser à cause des éboulis qui s’accumulaient, accentuaient la pente, tordaient les chevilles. L’amas de pierres grimpait vers le plafond, et Nicolas se retrouva à quatre pattes pour se faufiler, son dos frôlant la roche blanchâtre.
L’eau gouttait, quelque part ; son bruit était amplifié par un jeu de cavités et le relief particulier. Nicolas sentit alors un gros flux d’adrénaline dans ses muscles. Son cœur palpita encore plus fort. Un horrible tam-tam qui secouait sa cage thoracique, qui battait jusque dans ses tempes. Il accéléra, pensant soudain au pire, indifférent à la douleur que provoquaient les pierres sur ses paumes ou ses genoux.
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