— Amandine…
— Je vais essayer de voir pour te rendre l’accès à ton site Internet, il faut que je me renseigne pour bloquer le reste. Maintenant que je n’ai plus confiance en toi, ça complique tout. Je ne sais pas comment on va faire.
La jeune femme continua sa marche et tourna vers la cuisine. Elle but un grand verre d’eau, se prépara un petit sac de nourriture. Yaourt, boisson, morceau de fromage. Phong la regardait de loin, les mains posées à plat sur une porte en Plexiglas. Il se mit de nouveau à frapper.
— Tu n’as pas le droit !
Elle passa devant lui et se rendit à sa salle de bains, où elle se doucha et se frotta. Elle prit son temps. Plus tard, elle récupéra son manteau et son sac.
— Je travaille toute la matinée, et j’ai un truc à faire dans l’après-midi.
Les clés de toutes les portes étaient posées dans une soucoupe, sur un meuble proche de la télé. Phong ne pouvait les toucher qu’avec les yeux. Elle se dirigea vers la porte blindée, inaccessible pour Phong qui n’était pourtant qu’à un mètre à peine. Elle resta quelques secondes dans l’embrasure.
— Tout va s’arranger.
Elle lui sourit, mais avec une expression qui, au fond, avait quelque chose de terriblement triste.
— Je t’aime, ne l’oublie jamais. Je t’aime plus que tout au monde.
Phong resta sans voix, il vivait un cauchemar.
Amandine coupa l’amplificateur, appuya sur un bouton qui baissa tous les volets roulants, avant de refermer derrière elle. Phong entendit le verrou s’enclencher, alors que l’obscurité descendait sur son visage.
Il leva les yeux vers l’alarme non activée. Il n’avait donc aucune chance d’essayer de la déclencher. Il se rappela ce qu’elle lui avait dit avant leur mariage, sur ce poison invisible à l’odeur d’amande. Ce poison qui vous pénétrait sans que vous vous en rendiez compte, qui s’insinuait en vous, qui vous détruisait.
Amandine…
Il se mit à hurler.
De l’extérieur, il était inaudible.
Samedi 30 novembre 2013
3 heures du matin, quelques heures plus tôt.
Deux puissants halogènes à batterie éclairaient la scène de crime comme en plein jour. Quatre techniciens de l’Identité judiciaire, sous l’autorité d’Olivier Fortran, terminaient leurs prélèvements. D’autres renforts et le numéro deux de la police judiciaire, Lamordier, étaient arrivés pour constater, tout sécuriser, lancer des procédures, donner un coup de main. Les équipes disloquées de Bellanger et de Marnier ne pouvaient plus y arriver seules.
Le corps de Camille avait été décroché, et Chénaix murmurait dans un Dictaphone, accroupi à ses côtés. Il y avait, sous ces sols maudits, comme un souffle de recueillement. Personne ne parlait, chacun avait été arraché de son lit et faisait son job en silence. Mais une question traversait tous les esprits : comment des êtres humains munis d’une intelligence pouvaient-ils en arriver à de tels extrêmes ?
Franck Sharko s’était adossé à une paroi, les genoux pliés et un peu écartés, de façon qu’il puisse laisser pendre ses mains dessus. Une autre fresque était dessinée en face de lui, des démons hideux, mi-humains, mi-animaux, qui brûlaient dans un grand feu rougeâtre. Franck n’arrivait pas à se relever, à s’approcher du corps pour constater les multiples plaies. Il savait juste que Camille avait dû quitter ce monde dans des conditions abominables.
Il ramassa une poignée de gravier qui traînait par terre et l’égrena entre ses doigts. Il avait déjà vécu l’enfer que Nicolas allait vivre. C’était atroce. Bientôt, il devrait se relever et poursuivre le combat. C’était le seul moyen de se rapprocher des assassins. De faire que la mort de Camille ne soit pas vaine.
Ses yeux tombèrent sur l’arme dans son holster, posée à côté de lui. Elle appartenait à Nicolas, son chef et ami. Le capitaine de police devait être à l’hôpital à l’heure qu’il était, sous calmants. Il n’avait pas attrapé la grippe, mais une maladie bien plus sournoise, plus destructrice allait coloniser son organisme, son esprit, et transformer chaque lueur en lumière noire. Il aurait besoin de soutien.
Beaucoup de soutien.
Bertrand Casu se détacha de ses nombreux collègues sur place et vint s’accroupir à ses côtés. Il ne dit rien pendant plusieurs secondes, très perturbé lui aussi. L’enfer existait, ils venaient d’en ouvrir les portes. Lui aussi ramassa quelques gravillons, les lança devant lui, en direction de la fresque diabolique. Dire qu’il avait quitté, longtemps auparavant, la Brigade financière parce qu’il s’y ennuyait, qu’il avait eu envie de davantage de « piment » dans sa carrière…
— L’Homme-oiseau a enlevé Camille, et c’est l’Homme en noir qui nous a conduits dans ces carrières. Les deux bossent ensemble. Ils se connaissent, c’est sûr maintenant.
Les genoux de Sharko craquèrent lorsqu’il se releva. Claude Lamordier, leur boss à tous, observait l’ensemble avec une froide colère dans le regard.
— Il a fallu beaucoup d’énergie, et surtout du temps pour… préparer un truc pareil, poursuivit Casu. Tout ça, toute cette… mise en scène qui nous était destinée. Comment ils pouvaient savoir qu’on viendrait ?
— Dambre…
— Mais comment Dambre aurait-il pu leur transmettre l’information ? Il n’a jamais utilisé l’ordinateur, et il n’y avait rien de suspect dans ses propos.
Sharko fut traversé d’un petit vertige. Il s’appuya sur le mur, une main posée sur le crâne. Casu vint le soutenir.
— Ça va ?
— On ne peut pas dire que ça va.
— Ce n’est pas la grippe, au moins ?
Rien qu’à entendre ce mot, Franck en eut une suée. Il se redressa et essaya de tenir sur ses deux jambes.
— Non, non, enfin, je l’espère. J’ai rien dans le ventre, j’ai soif, je suis crevé.
Ses yeux fixaient les deux hommes de la morgue, qui plongeaient le corps ensanglanté et nu de Camille dans un sac noir. Quelle image ignoble. Ils remontèrent la fermeture Éclair d’un coup sec. Une grosse boule se serra dans le ventre de Franck. Il savait pertinemment où l’on emmenait la jeune femme. Là-bas, dans les grands tiroirs si froids et obscurs du quai de la Rapée. Le légiste ne l’épargnerait pas plus qu’un autre.
L’air lui manquait. Ces figures de diable, ces plafonds écrasants, l’éclat froid des halogènes lui tapaient sur le système. Il fit un réel effort pour tenir, mais il n’avait qu’une hâte : retrouver les siens, les serrer dans ses bras. Dans la pièce d’à côté, il remarqua qu’un technicien était assis, mal à l’aise. Sharko l’avait croisé à plusieurs reprises ces derniers temps, y compris dans les égouts. L’homme, la trentaine, grimaçait, se tenant le crâne.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Nouvelle victime de la grippe, à coup sûr, fit Fortran. Il tient difficilement debout. Il est temps qu’on se repose un peu. On en a tous besoin.
Fortran retourna à sa tâche, tandis que Paul Chénaix s’approchait, après s’être débarrassé de ses gants.
— J’ai déjà fait un paquet de relevés et de déductions, j’attaquerai l’autopsie pour 10 heures… Faites-moi plaisir, attrapez-les.
Chénaix ne tenait jamais ce genre de propos, pas plus qu’il ne s’impliquait émotionnellement. Mais lui aussi était touché, ébranlé par la mort de Camille, parce qu’elle faisait partie de leur famille. Il embarqua son sac de matériel et s’orienta vers la seconde salle, puis disparut.
Sharko resta là, immobile, alors que la rage montait en lui. Il renifla sa veste qui sentait mauvais, regarda ses mains sales qui tremblaient encore. Il plaqua l’arme de Nicolas dans les mains de son chef, le divisionnaire Lamordier.
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