— Elle est… décédée sur place ? demanda Franck.
— Oui. Les lividités dans son dos coïncident avec les points de contact du morceau de rail auquel elle a été attachée. Tout s’est passé dans les carrières.
Franck repensa au segment de rail de deux mètres de haut, posé comme une échelle contre le mur du fond. Les poignets et les chevilles de Camille avaient été ligotés avec de l’adhésif gris, qu’on avait aussi retrouvé sur sa bouche.
Chénaix désigna différentes parties du corps.
— Les marques de griffes sont présentes partout, mais pas de perforation vitale cette fois. Je suppose qu’on ne voulait pas la tuer tout de suite et faire durer le supplice.
Il désigna des morceaux de tissus posés sur le bord d’un évier.
— J’ai retrouvé ces deux chiffons enfoncés dans sa bouche, en plus de l’adhésif. Il y avait peu de risques qu’on l’entende crier au fond des carrières, mais ils ont tout de même été prudents. Elle s’était coupé la langue avec ses dents…
Franck puisa au plus profond de lui-même pour trouver la force d’écouter, d’absorber les propos crus qui décrivaient le calvaire de Camille. Une femme qui aurait pu être Lucie, ou l’épouse de Chénaix. Un être plein de vie qui, voilà quelques jours encore, riait, plaisantait, avait des projets. C’était tombé sur Nicolas, parce qu’il était le chef, parce qu’il les avait empêchés d’accomplir leurs ultimes horreurs dans l’affaire précédente.
Ils n’agissaient que par haine et par vengeance, et Sharko eut la certitude, à ce moment-là, que l’Homme en noir s’était chargé lui-même de Camille. Pour laver en personne son échec de l’année précédente.
— Continue.
Chénaix désigna le thorax.
— L’ouverture à la poitrine a été faite proprement, ils ont dû embarquer une scie sternale ou un matériel chirurgical de ce type-là. On le voit bien. (Il écarta les pans de chair.) Les veines caves, pulmonaires, l’artère pulmonaire et l’aorte ont été correctement coupées, comme lors d’un… véritable prélèvement d’organes. On est plus proche de l’acte médical que de la boucherie.
Encore une fois, ils avaient agi en écho à l’affaire précédente. Le vol du cœur comme un symbole, un moyen de ramener le passé à la surface. Sharko imaginait cette horde de sauvages sanguinaires repartir avec l’organe dans ces galeries sordides : il entendait presque leurs hurlements bestiaux, il les voyait brandir le cœur, tel un trophée.
Des loups, des bêtes, des monstres.
— Un médecin ? Un chirurgien ?
— Je ne serai pas aussi catégorique, mais un job en rapport avec le milieu, oui.
Le légiste poursuivit son examen dans un silence quasi religieux. Chénaix suivait les procédures, prélevait sang, urine, cheveux pour des analyses toxicologiques. Franck avait déjà vu la chose des centaines de fois, mais quand il sortit de là, il éprouva le besoin de s’asseoir sur un banc, face à la Seine. Sa tête lui tournait.
Bertrand Casu se tenait derrière lui sans rien dire. Il ne parlait pas beaucoup, Casu, parfois les silences avec Sharko étaient interminables, et il se perdait alors dans ses pensées. En contrebas, sur la gauche, Franck apercevait les abords du pont Morland et du tunnel où il avait rencontré Jasper le SDF. Il ressentait déjà le vide qu’allait laisser l’absence de Camille. Il s’était tellement habitué à sa présence… Sa disparition était si violente.
— Si Nicolas demande un jour pour l’autopsie… tu diras que Camille est morte rapidement et sans souffrance. Tu ne donneras aucun détail.
Casu alluma une cigarette. Le téléphone de Sharko sonna. C’était le bureau des missions. Un vol pour Poznań partait à 18 h 20, arrivée prévue à 21 h 34, avec une escale d’une heure à Francfort. Le policier polonais qui avait saisi les données dans Interpol l’attendrait sur place pour l’emmener à son hôtel. On lui demandait d’arriver à l’aéroport une heure plus tôt qu’à l’accoutumée, en raison des contrôles sanitaires dus à la grippe des oiseaux. Il était prévu qu’il rentre le lendemain dans l’après-midi.
Il raccrocha et regarda l’heure. Le timing était serré, mais il fallait qu’il passe à l’hôpital pour rendre visite à Nicolas. Il s’approcha de Casu.
— Quelqu’un t’attend chez toi ? Je veux dire… T’as une compagne ? Une petite amie ?
— Je suis à sec depuis mon divorce. Les femmes, fini pour moi jusqu’à nouvel ordre.
— Dans ce cas, j’ai un service à te demander. Je ne serai pas chez moi, ce soir, je décolle pour la Pologne. Je suis vraiment très embarrassé mais… est-ce que tu pourrais dormir à la maison, juste pour cette nuit ? Il y a ma belle-mère qui s’occupe de Lucie et des jumeaux, et… je ne veux pas les laisser seuls.
— Compte sur moi.
En ce début d’après-midi, Amandine était entourée de malades dans la salle d’attente du docteur Brachelier. Des hommes qui toussaient gras, des enfants couchés sur les genoux de leur mère, les yeux fixés sur son masque.
Mal à l’aise, la jeune femme se rendit aux toilettes. Elle avait beaucoup tremblé en faisant ses analyses au CNR. À plusieurs reprises, elle avait failli briser des pipettes ou renverser des tubes à essais… Manque de concentration, trop de tension, qui mettaient en danger le reste de l’équipe. Jacob était venu, alerté. Il lui avait parlé de son comportement étrange des derniers jours, et ça avait dégénéré. Amandine avait quitté son poste en colère, balançant ses gants et sa tenue au fond de la corbeille à déchets biologiques. Tout cela ne lui ressemblait pas, elle le savait.
Elle pensait à Phong en permanence, regrettait tellement d’avoir baissé les volets du loft, de l’avoir laissé seul et dans le noir toute la journée, mais avait-elle vraiment le choix ? Il avait trahi sa confiance, lui avait planté un véritable coup de poignard dans le cœur.
Face au miroir, elle avala une aspirine pour chasser la brume sous son crâne. Puis elle passa du gel antibactérien sur ses mains et retourna à sa place, battant du pied, ses paumes à plat sur les genoux. Ces marmots qui la fixaient et parlaient fort lui tapaient sur les nerfs. Leurs yeux rouges ressortaient de leurs orbites, elle les imagina soudain avec un corps affublé d’une tête de rat géante. Des enfants rats qui venaient danser autour d’elle dans une ronde infernale…
Enfin, la porte du cabinet s’ouvrit et libéra un patient. Le docteur Brachelier se présenta dans l’embrasure. Un homme fin et élégant, en blouse blanche, au crâne chauve comme elle. Il l’avait déjà repérée depuis un bout de temps — elle avait une dégaine qu’on ne croisait pas tous les jours — et posa son regard sur elle.
— C’est à vous.
Une fois dans la salle de consultation, Amandine s’installa d’un côté, le médecin de l’autre côté d’un bureau impeccablement rangé. Il jeta un œil sur l’écran de son ordinateur portable, puis revint à elle.
— Qu’est-ce qui vous amène ?
— Je m’appelle Amandine Guérin, je travaille au CNR grippe de l’Institut Pasteur.
Amandine poussa une carte de visite sur le bureau. Le médecin la parcourut avec attention, un sourcil levé.
— J’aimerais vous poser quelques questions sur le docteur Hervé Crémieux. Vous le connaissiez bien, d’après la secrétaire.
— Que lui voulez-vous ?
Étant donné que le médecin paraissait inquiet et que son visage avenant s’était fermé, la jeune scientifique avait décidé de la jouer franc-jeu, sans pour autant dévoiler la raison de ses investigations. Au CNR, elle avait de nouveau fait une requête sur la console, pour obtenir toutes les demandes d’analyses d’Hervé Crémieux.
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