Lucie lui caressa le dos. Il pesait sur elle de tout son poids.
— Raconte-moi. Que s’est-il passé ?
Franck inspira, puis les mots coincés au fond de sa gorge finirent par sortir.
— C’est Camille… Elle est morte.
Lucie tituba. Tout ce qui suivit se résuma à une succession de flashs et de sons dans sa tête. Elle se vit pleurer dans les bras de Franck, elle entendit les jumeaux qui couraient, puis la voix de sa mère, indistincte, avant d’apercevoir un visage masqué penché au-dessus d’elle, alors qu’elle était allongée sur le lit, fiévreuse. Les mots se percutaient sous son crâne. Enlèvement… Hacker… Homme en noir…
Elle revint dans le séjour peut-être une ou deux heures après avoir sombré, elle ne savait plus exactement. Ce qu’elle savait, en revanche, c’était que Camille était morte, qu’ ils l’avaient enlevée, puis assassinée de façon indescriptible dans des carrières sordides.
Sa mère était sortie faire les courses. Franck était recroquevillé sur le canapé, immobile, le regard fixé sur ses enfants qui jouaient devant lui. Il avait l’air aussi mal en point qu’elle. Elle l’avait rarement vu dans un tel état d’abattement. Elle but un grand verre d’eau, se désinfecta les mains, mit son masque et vint s’asseoir au bout du canapé.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
Franck se redressa avec difficulté. Il était 9 h 30.
— Des ressources sont mobilisées en masse au 36. D’après ce que m’a dit Lamordier, la moitié des équipes de la Crim — ou ce qu’il en reste — va bosser sur l’affaire, et c’est lui qui prend les commandes, il devient notre chef direct.
Un soupir… Un long silence.
— En ce moment, ils creusent la vie de Carayol, celle du hacker, ils épluchent cette fichue liste d’égoutiers… Presque trois cent cinquante gus à interroger, des tonnes d’emplois du temps à vérifier, c’est l’histoire de jours, de semaines. Évidemment, ils priorisent, avec un tas de critères.
Le petit Jules déposa un tracteur dans ses mains qu’il avait ouvertes devant lui. Sharko fit rouler le jouet sur sa cuisse, avant de le rendre à son fils. À cet instant, Marie frappa une fois à la porte d’entrée et apparut avec deux sacs de courses.
— Je n’ai pas acheté de volaille ni d’œufs. Ils faisaient des promos sur les poulets, mais personne n’en prenait, les rayons étaient pleins à ras bord. Je me dis que ce n’est jamais bon signe, de telles promos, ça cache quelque chose. C’est sûrement à cause de cette grippe des oiseaux, là. J’ai fait comme les gens, je me suis rabattue sur un peu de viande et de poisson.
Elle reprit ses sacs et s’orienta vers la cuisine. Lucie soupira longuement.
— Les parents de Camille… sa famille… ils sont au courant ?
— Je crois que oui.
Lucie n’osa imaginer leur douleur. Ils habitaient loin, l’annonce avait dû se faire par téléphone.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je vais aller à l’autopsie, Chénaix m’attend.
Lucie lui passa la main dans le dos, le fixant sans rien dire.
— Puis j’irai voir Nicolas. Son père devrait arriver de Bretagne en début d’après-midi pour le soutenir et rester quelques jours avec lui.
Il regarda le sol.
— Je ne sais pas ce que je vais pouvoir lui dire, à Nicolas. On fait ça depuis des années pourtant. Aller voir des maris, des mères, leur annoncer le pire. Mais là… c’est un ami.
Il attrapa sa tasse de café froid, la serra entre ses mains. Son regard se perdit à la surface du liquide noir, comme s’il y cherchait les réponses d’un quelconque oracle.
— On ne demande pas à vivre mieux, ou moins bien que les autres. On aspire juste à une vie normale, un peu de bonheur de temps en temps. Regarder ses enfants grandir, sans craindre pour leur vie.
Il trempa ses lèvres dans le café.
— Après, j’irai en Pologne. Il le faut.
— La Pologne ?
— C’est là-bas que l’Homme-oiseau a massacré la famille que tu as vue sur les photos. Je fais le voyage en avion, je rencontre l’officier qui s’est occupé de l’affaire, je récupère les infos et je reviens. La Pologne, c’est à côté, c’est l’affaire d’un ou deux jours, maximum.
Lucie se cramponna à l’avant-bras droit de son compagnon.
— N’y va pas, qu’ils envoient quelqu’un d’autre, merde !
Sharko dévisagea ses jumeaux. Adrien… Jules… Oh, Seigneur, il avait tellement envie de les arracher d’ici et de les emmener loin, là où ils pourraient entendre la mer, tous les quatre, regarder les vagues.
— Qui d’autre ? Toi ? Nicolas ? Je veux y aller, Lucie. C’est pour nos enfants que je le fais. Pour Nicolas. Pour…
Il ne dit plus rien, mais Lucie savait à qui il pensait. À sa propre femme et à sa petite fille, fauchées il y avait si longtemps. À Clara, à Juliette, les jumelles de Lucie. Assassinées toutes les deux. Tous ces êtres chers, emportés par la sauvagerie de quelques-uns. Lucie savait qu’il ne servait à rien de discuter, de lutter contre cette force qui poussait Sharko à aller au bout du bout. Elle était comme lui.
Alors, elle se contenta de lui passer une main sur la nuque, et de lui dire, juste avant que Marie réapparaisse :
— Fais ce qu’il y a à faire. Je sais que tu nous reviendras vite.
Cette fois-là, chaque pas qui rapprochait Franck Sharko de la salle d’autopsie était un calvaire. Son corps avançait mécaniquement derrière celui de Bertrand Casu, tandis que chaque cellule de son cerveau lui intimait l’ordre de faire demi-tour, de rentrer chez lui et de ne plus jamais remettre les pieds dans ce fichu endroit.
Il resta quelques secondes devant la porte du sas, immobile. Fallait-il franchir la frontière, encore une fois ? Supporter le pire pour espérer qu’un jour justice soit faite ? Bertrand lui tenait le battant, le fixant sans rien dire.
— Je peux m’en occuper seul.
Sharko secoua la tête, puis entra.
Chénaix ne les avait pas attendus pour commencer, même si la procédure exigeait que les officiers de police judiciaire assistent au travail du début à la fin. Il avait sans doute voulu leur épargner les premières étapes de l’autopsie, les plus terribles. Les trois hommes se regardèrent en silence, puis Franck s’approcha, les lèvres serrées, les bras le long du corps. Il avait terriblement froid.
Chénaix gardait un visage impassible. Il poursuivit son travail avec méthode, et avec la distance nécessaire pour ne pas s’impliquer émotionnellement. Sur la table réfrigérée, le corps avait déjà été déshumanisé, mais Sharko entendait encore les rires de Camille. Les hurlements de Nicolas, aussi. De nouveaux sons et images fantômes qui viendraient hanter ses nuits.
Il croisa les bras dans un frisson, tandis que Chénaix se mettait à expliquer.
— Quand je suis arrivé dans la carrière aux alentours de 1 heure, la rigidité cadavérique était déjà en place, au niveau de la nuque et des muscles masticateurs, et commençait à s’étendre au reste du corps. Le processus pris en cours de route comme ce fut le cas, couplé au relevé de température corporelle effectué, permet d’obtenir une bonne estimation de l’heure du décès. Le sujet est décédé hier en début de soirée, vers 19 ou 20 heures.
Sharko essaya de réfléchir, il le fallait. Il se rappelait le léger retard de l’Homme en noir au moment de la connexion Internet chez le hacker. Avait-il éliminé Camille juste avant ? Avait-il participé à cette sordide mise en scène ?
— Il savait, dit Casu. Ce fumier d’Homme en noir savait qu’elle était morte quand il discutait avec nous.
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