— Je veux juste te protéger.
— Regarde tes bras, ils sont rouge sang, tellement tu as frotté ta peau. Tes gencives sont irritées. T’as des problèmes, Amandine. Ces microbes et tous les cachets que tu ingurgites te rendent folle, et tu ne t’en aperçois même plus. Tout ça, c’est pour moi, je sais bien, mais je ne veux pas te faire de mal à cause de ma maladie.
— Tu ne peux pas dire une chose pareille. Tu n’as pas le droit.
Il écarta sa main de la vitre et tourna sa paume vers le haut.
— Viens me rejoindre. Viens dormir avec moi. Qu’on parle de tout ça. De l’enfant qu’on pourrait avoir. Viens, Amandine. C’est si simple.
— C’est si compliqué.
— Qu’est-ce qui est compliqué ? De me rejoindre ou d’avoir un bébé ?
— Les deux, Phong. Les deux.
Elle baissa les yeux sans bouger cette main toujours collée au Plexiglas.
— Je n’imagine pas notre enfant regarder son père à travers une vitre. Je… ne me vois pas t’empêcher de le serrer contre ton cœur, parce qu’il ramènera des maladies de l’école. Ce bébé, il serait trop dangereux pour toi. (Elle soupira.) Il te tuerait.
Phong la fixa avec froideur.
— Tu es folle.
— Je suis folle de vouloir te protéger ? Rien ni personne ne te fera de mal. On est bien à deux, non ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi tu en veux davantage ?
Phong fixa les yeux bleus de sa femme. Il y vit sa colère et sa détermination.
Ses fichues obsessions, qui les détruisaient à petit feu.
Sans rien dire, il bascula sur le côté, appuya sur le bouton de l’amplificateur et éteignit la lumière. Résignée, Amandine décolla sa main de la vitre et se laissa choir dans son lit, en larmes.
Quelle catastrophe ! Ils avaient été tellement heureux, avec Phong. Elle se rappelait encore les grandes réceptions, en robe de soirée, les coupes de champagne, où son mari allait de groupe en groupe pour discuter et la présenter. Il adorait ça, le contact, les échanges, l’amitié… Puis tous ces hôtels où ils avaient dîné, ces grands draps soyeux où ils avaient fait l’amour, ces piscines illuminées la nuit, dans lesquelles ils s’étaient baignés sans penser aux bactéries. Amandine avait encore de beaux cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules, à l’époque. Elle irradiait de bonheur. Il ne leur avait plus manqué qu’un enfant.
Un enfant… Un mot qui était sorti de son vocabulaire depuis la maladie de Phong. À l’annonce du verdict, deux ans auparavant, Amandine avait compris qu’elle ne serait jamais mère. Entre un bébé et Phong, elle avait tranché.
Tristement, elle laissa le sommeil l’envelopper, sans essayer de lutter. Encore une fois, l’image du cadavre de Séverine s’imposa à son esprit. Son visage blanc… La mousse à la commissure de ses lèvres. Le mot « Pardon » écrit en grand sur une feuille.
Amandine se redressa, le souffle court. Un bruit attira soudain son attention. Elle ne sut le reconnaître, mais elle tendit l’oreille. Elle ne perçut rien d’autre que le ronflement monotone des moteurs des filtres et des humidificateurs, de toutes ces machines qui pompaient, purifiaient, isolant le loft du reste du monde. Elle s’apprêtait à se recoucher quand l’étrange sonorité se manifesta de nouveau.
Elle eut alors la conviction qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la maison.
Amandine alluma sa veilleuse. De grandes ombres étranges se dessinaient au plafond, sur les murs. Seule sa chambre avait une fenêtre qui donnait sur les bois. De l’autre côté de la vitre, entre les murs pleins et le Plexiglas aux gros joints isolants, Phong dormait déjà.
La jeune femme posa ses pieds nus sur le sol froid, enfila son kimono en satin et noua la ceinture autour de sa taille. Dehors, les feuillages s’agitaient, premiers remparts avant les ténèbres de la forêt. Amandine se glissa dans le couloir qui donnait sur son salon. Des leds rouges clignotaient. Contrôleurs d’hygrométrie, d’air, détecteur de fumée…
Son cœur fit un bond lorsque ses yeux s’orientèrent vers un coin de la salle : le détecteur de présence ne s’était pas allumé à son passage, or c’était anormal. Son regard se déporta vers l’entrée au loin, au-delà des multiples remparts de vitres.
Le voyant de la centrale de l’alarme était rouge : elle n’était pas activée.
Impossible. Amandine était certaine de l’avoir fait en rentrant.
Elle alluma les lumières, traversa en toute hâte son salon, ouvrit une porte qui donnait sur un autre couloir vitré. Une bifurcation, deux autres couloirs séparés par une vitre, une porte, puis l’entrée. Amandine activa l’alarme, en mode « Maison ». Deux bips, issues protégées. Elle vérifia dans la foulée que la porte blindée de l’entrée était fermée à clé, c’était bien le cas.
Phong s’était-il levé alors qu’elle prenait sa douche, pour désactiver l’alarme ? Non, c’était stupide. Alors, quoi ? Sa mémoire qui la trompait ? Peut-être qu’elle avait oublié, après tout. Ces derniers temps, tout se mélangeait dans sa tête.
De nouveau, les claquements derrière elle. Amandine fit volte-face et eut juste le temps d’apercevoir une forme noire disparaître à l’angle de deux murs.
Montée d’adrénaline. Sa main agrippa le premier objet venu : une statuette en pierre rose d’une trentaine de centimètres.
— Il y a quelqu’un ? Qui êtes-vous ? Je vais appeler la police.
Sa voix tremblait. Elle s’approcha avec prudence de l’angle, prête à cogner. Personne. Devenait-elle dingue ? Elle se précipita vers la table du salon pour y attraper son téléphone portable. De l’autre côté, dans le salon de Phong, un origami tomba au sol. Amandine vit le papier virevolter avant de toucher le sol.
Ça confirmait une présence. Mais comment cette ombre avait-elle pu se retrouver dans l’autre pièce ? Et s’ils étaient plusieurs dans le loft ?
Des cambrioleurs.
Elle baissa les yeux. Devant elle, sur le parquet en chêne, deux petites taches noires. Amandine s’approcha avec prudence, pour constater qu’il s’agissait de minuscules déjections.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle sentit ses poils se hérisser. Une fine couverture bleue qu’elle avait laissée au pied du canapé se mit à remuer toute seule, comme un fantôme. Amandine resta quelques secondes tétanisée, incapable de prendre une décision, puis elle surgit et abattit la statuette de toutes ses forces sur la masse qui s’agitait sous le linge. Le choc déclencha un couinement effroyable.
Une trace de sang imprégna le tissu bleu.
La jeune femme souleva la couverture du bout des doigts, le souffle court. Elle eut une boule dans la gorge.
Un gros rat gisait là. Elle lui avait éclaté la cervelle.
Amandine se redressa, une main devant la bouche, à la limite de vomir. Qu’est-ce que cette horreur faisait chez elle ? Comment un animal chargé jusqu’à la gueule de virus et de bactéries avait-il pu entrer entre ces murs hermétiques ?
Des araignées… des rats à présent. C’était impossible.
Les claquements reprirent, vraiment pas loin. Encore un origami qui tombait par terre. Amandine sursauta et vit une longue queue noire disparaître derrière un fauteuil, juste sur sa droite. Elle se retourna en sentant une autre présence dans son dos. Un autre rat, encore plus gros, était en train de longer les plinthes à une vitesse impressionnante. Il se dirigeait vers sa chambre.
Ces bestioles répugnantes contaminaient toute la maison. D’où venaient-elles ? Remontaient-elles des égouts ? Des canalisations ?
Il se passait forcément quelque chose sous terre, pour que les rats fuient de la sorte leurs abysses. La jeune scientifique pensa aux aiguilles des sismographes qui s’agitaient doucement, quelques jours avant une grosse éruption volcanique.
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