— Voilà, j’ai l’info. Ça s’est passé il y a deux ans. Une salle complète d’une trentaine de mètres carrés a été fermée et interdite, suite à l’effondrement d’un plancher en bois qui soutenait des canalisations. Depuis ce temps, des travaux ont été effectués, le circuit d’eau a été dévié.
— Et elle est encore accessible, cette salle ?
Le responsable déplaça la carte et zooma.
— Un tunnel très étroit y mène, oui. Il n’est pas hachuré, donc accessible.
Sharko observa la carte papier. D’après ce qu’il comprenait, l’accès à la salle se faisait après une multitude de détours et de virages alambiqués, avant le fameux tunnel.
— Il y a quelle distance, selon vous, entre cette salle et la bouche d’égout du port ?
— À vue de nez, je dirais… entre trois et quatre cents mètres ? Mais l’accès semble compliqué.
Sharko le regarda dans les yeux.
— C’est ce qui me fait penser qu’il s’y est passé quelque chose. J’aimerais qu’un égoutier m’accompagne jusqu’à cette salle. C’est possible, maintenant ?
— Je vous organise ça.
Il le remercia et sortit. Alors qu’il franchissait la grande porte cochère, il reçut un appel du légiste, Paul Chénaix.
— J’ai eu les retours toxico suite à l’autopsie de Séverine Carayol. J’avais des doutes, mais désormais le verdict est clair. Elle a été empoisonnée.
Sharko fronça les sourcils.
— Comment ?
— Avec du cyanure de potassium. Incolore, semblable à du sucre, soluble. Il suffit de quelques milligrammes pour une perte de conscience assez rapide… Au bout de deux heures sans intervention médicale, c’est la mort. Les analystes en ont détecté dans les bouchées de chocolat trouvées dans son appartement. Le cyanure était à l’intérieur : les bouchées ont été percées par le dessous, on y a injecté le poison, on a remis l’emballage. Un bon meurtre à l’ancienne, Franck.
— Tous ces médocs autour d’elle, ce mot, « Pardon », c’était donc une mise en scène ?
— On dirait. Elle n’a pas un seul médicament dans l’estomac. On l’a assassinée.
Sharko se passa une main sur le visage.
— Celui qui a fait ça savait bien qu’on le découvrirait rapidement, non ?
— S’il a un peu de connaissances, c’est certain. Mais visiblement, il s’en fiche.
— Il veut peut-être gagner du temps, semer le doute. Il a dû la regarder mourir, alors qu’elle avalait son chocolat… Le cyanure de potassium, c’est difficile à trouver comme poison ?
— Rien de plus facile. On l’utilisait encore comme mort-aux-rats il n’y a pas si longtemps.
Ils échangèrent encore quelques mots, puis Sharko raccrocha. On s’était débarrassé de Carayol, peut-être de peur qu’elle ne parle. Que savait-elle ? Dans quoi était-elle impliquée ? Pourquoi ce mot « Pardon » ? L’avait-on contrainte à l’écrire, alors qu’elle sombrait dans l’inconscience ?
Il reprit la route, le nez dans le col de son manteau, chaque minute un peu plus troublé par la complexité de l’affaire.
Amandine n’avait dormi que trois heures par intermittence.
Elle avala un cachet destiné à lui donner un coup de fouet, mélange d’acide ascorbique, de caféine et de glucuronamide. Elle devait tenir. Trop de choses se bousculaient dans sa tête. La mort de Séverine, l’épidémie de H1N1 qui guettait, le cloisonnement dans le loft, les oiseaux volontairement infectés, cet être immonde qui avait répandu le virus au Palais de justice…
Mais c’était surtout le doute qui la taraudait le plus. Ce doute qui se développait telle une colonie de bactéries. Sa collègue Séverine Carayol avait-elle quelque chose à voir là-dedans ?
Amandine refusait d’y croire, et pourtant elle était venue là, dans le laboratoire du CNR, avec une idée en tête.
Elle salua les collègues qui étaient déjà sur place et qui avaient analysé durant toute la nuit les échantillons en provenance de tout le territoire. Johan faisait partie du lot. Sur sa paillasse, il avait disposé le matériel de façon symétrique, à droite et à gauche. Il quitta son poste de travail et s’isola avec elle dans un coin, entre de grosses machines très sophistiquées.
— Nuit difficile ?
— On peut le dire, mais moins que toi, on dirait. Ça nous a tous mis un coup, cette histoire. Du neuf ?
Ils se parlaient par masques interposés.
— Avec le labo de Lyon, on a analysé une centaine d’échantillons, cette nuit. Quatre cas détectés. Deux à Paris. Puis Mantes-la-Jolie, et Bordeaux.
Amandine poussa un soupir.
— Et le voilà qui sort de Paris sous nos yeux.
— Les cercles s’éloignent de l’épicentre. L’onde de choc se propage. L’un des deux, celui de Bordeaux, est un enfant de 2 ans, placé en crèche de 8 heures à 18 heures, toute la semaine dernière. Père avocat malade qui a rapporté la maladie du Palais de justice, mère commerciale. La crèche n’ouvrira pas ce matin. Une soixantaine de parents se retrouvent avec leurs marmots sur le dos, contraints de remplir des fiches et d’avaler des antiviraux.
Johan bâilla sous son masque.
— Je commence à fatiguer. Je n’ai pas compté mes heures, et j’ai même oublié que j’avais une vie. Encore une analyse, et je rentre me reposer un peu.
Amandine parla tout bas.
— Dis, tu connais par cœur le système informatique du labo. On a moyen de visualiser, en une seule requête, tous les échantillons que Séverine a analysés, ces dernières semaines ?
— Ta demande, elle est déjà entre les mains des flics de l’équipe antiterroriste, c’est moi qui les ai guidés hier soir entre nos murs. Des malins, ces types-là, et qui ne perdent pas de temps. Ils ont la liste de toutes les activités de Séverine dans le labo depuis un an.
— Tu peux me faire la requête quand même ?
— Alors comme ça, toi aussi tu crois qu’elle peut être impliquée ?
— Je veux juste ôter cet horrible doute de ma tête, je me sentirai mieux ensuite.
— Si t’insistes…
Johan se dirigea vers une console et saisit son identifiant et son mot de passe. L’identifiant était un code propre à chacun, que l’on tapait pour entrer et sortir du laboratoire, pour se connecter aux machines d’analyse. Tout était tracé, informatisé, archivé, dupliqué sur des bases de données. Il était impossible de tromper le système.
— Me voilà connecté… Tu veux une recherche à partir de quand ?
— Je ne vais pas être aussi gourmande que les enquêteurs, sinon je ne m’en sortirai pas. Remonte à deux mois.
Il fit quelques clics. Tapa dans le moteur de recherche interne « Carayol », une date de début et une date de fin. Un listing apparut à l’écran.
— Voici la liste de tous les échantillons qu’elle a traités de fin septembre jusqu’à aujourd’hui. Qu’est-ce que tu espères trouver là-dedans ?
— Une bonne conscience. Merci, Johan.
Le jeune homme retourna à sa paillasse. Amandine s’assit sur la chaise et soupira. En deux mois, Séverine Carayol avait procédé à sept cent dix-sept analyses. Joli score. Lorsqu’un échantillon arrivait, il était enregistré dans la base par l’opérateur. Chaque ligne informatique indiquait l’identité du laborantin qui avait pris le colis en charge, l’origine de ce dernier — un cabinet médical, un laboratoire —, les dates, heures, minutes de saisie, et la suite d’analyses que l’échantillon avait subies jusqu’à son identification finale. Les résultats étaient ensuite renvoyés au requérant avec l’identité du laborantin qui avait fait les manipulations.
Amandine plongea le nez dans les enregistrements. Elle ignorait ce qu’elle cherchait précisément. Ou plutôt si : un dysfonctionnement, une rupture, quelque chose qui lui sauterait à la figure dans le travail routinier de Séverine.
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