— Je ne vais pas entrer.
Le visage de son mari se rembrunit.
— Mais… pourquoi ?
— J’ai passé mon temps avec des malades, des gens contaminés. On était au plus près du virus, Phong. C’était comme marcher au bord d’un volcan en éruption.
— Tu as l’habitude.
— Pas de ce genre d’alerte. Et puis, il a fallu que j’enlève mon masque en passant sous des portiques de sécurité, et un gendarme m’a parlé en plein visage. Il a dû être en contact avec le virus, à un moment ou à un autre. Ce ne serait pas prudent. Attendons quelques jours, voyons comment évolue la situation.
Phong posa une main sur la vitre.
— Tu viens de perdre une amie. Comment tu peux me demander de te laisser seule ?
— C’était une collègue.
— Mets un masque et viens me rejoindre, Amandine. S’il te plaît.
La jeune femme secoua la tête. Elle avait la larme à l’œil.
— N’insiste pas, Phong. Je ne veux prendre aucun risque, même avec un masque. C’est déjà suffisamment difficile comme ça.
— Très bien. Toi seule décides.
Amandine détestait le voir comme ça, impuissant, dépendant. Son mari serra les lèvres et ajouta :
— Je vais me faire un thé.
— Moi aussi.
Le thé… Palliatif à leur souffrance, à ces mots qu’ils ne trouvaient plus quand ils restaient face à face, séparés par l’ignoble vitre. Ils partirent chacun de leur côté, allumèrent leur bouilloire, firent les mêmes gestes qui ne faisaient que creuser la distance qui les séparait. Ils revinrent s’installer l’un en face de l’autre.
— Tu as saigné de la bouche ? demanda Phong. Et tes bras, tes jambes sont très rouges. Tu es restée plus d’une heure et demie dans la salle de bains.
— Je ne m’en suis pas rendu compte.
Phong soupira.
— J’ai reçu la facture d’eau, on a quasiment doublé la consommation ces derniers mois. Tu prends des douches de plus en plus souvent, tous ces produits que tu te mets sur le corps, que tu ingurgites… Tu m’inquiètes.
— C’est rien. Et puis, il y avait une toile d’araignée, c’est pour ça que j’ai traîné.
— Une toile d’araignée ? Alors que tu astiques tout plusieurs fois par semaine ? Je n’ai jamais vu la moindre araignée depuis qu’on habite ici.
— Il y en avait une, je te dis.
Elle rabaissa ses manches pour cacher ses rougeurs et changea de sujet :
— On vient de terminer cette superbe journée par une interminable réunion avec Jacob. L’ambiance était plombée comme elle l’a rarement été. Personne n’arrivait vraiment à se concentrer. On pensait tous à Séverine. C’était horrible de voir les regards des collègues. La visite des flics dans les laboratoires n’a rien arrangé. Un doute malsain s’est installé dans l’équipe.
— Un doute au sujet de l’intégrité de Séverine, tu veux dire ?
— Oui. Ce mot « Pardon » qu’elle a écrit sur une feuille…
— Selon toi, il pourrait y avoir un lien avec ce qui se passe en ce moment ?
— Je ne sais pas, Phong. Je ne sais plus. Ces fichus policiers ont réussi à semer le doute dans ma tête. Fallait les entendre parler. C’était comme si elle avait gravé « Coupable » sur son front.
Elle respira un bon coup, pensant encore au fil d’araignée.
— La situation est grave. Très grave.
Phong porta sa tasse à ses lèvres et la reposa après avoir avalé une gorgée brûlante.
— Grave à quel point ?
— Ce sera officiel demain. L’OMS passe en phase 4 du plan d’alerte pandémie. « Début de transmission interhumaine efficace en France ».
Phong écoutait sa compagne lui relater les derniers événements.
— La phase 4, répéta-t-il. Ça devient sérieux…
— Ils vont appliquer point par point toutes les mesures préconisées. Réunions d’urgence entre membres de l’Union européenne… Ils renforcent les contrôles sanitaires aux frontières, se mettent à distribuer des traitements d’antiviraux et des kits de prélèvement au personnel de santé des hôpitaux parisiens, aux médecins traitants… Les entreprises de production de masques sont dans les starting-blocks, prêtes à lancer les machines. Les recteurs d’académie, les proviseurs, les directeurs d’école vont recevoir des directives de l’Éducation nationale, dans l’optique où un cas se déclare dans leur établissement. Idem pour les crèches et les garderies que fréquentent les tout-petits. Ils ont l’obligation de fermer en cas de soupçons. D’ailleurs, une maternelle n’ouvrira pas demain matin, il y a eu deux cas détectés aujourd’hui, les enfants d’un des premiers malades qu’on a repérés.
— Ce n’est vraiment pas bon signe. Et au niveau communication avec les médias ? Tu as vu, ça bouillonne sur Internet, à la télé. Les journalistes ont remarqué qu’il se passait quelque chose de pas normal à Pasteur, à l’IVE, au ministère de la Santé ou de l’Intérieur. Tous ces gens qui se réunissent, qui ne répondent pas aux questions. Et ces oiseaux qui meurent. Maintenant, les journalistes attendent des réponses claires et précises.
Amandine marqua une pause, récupéra sa tasse et se réchauffa le palais avec sa boisson.
— Il y aura tout à l’heure une conférence de presse de la ministre de la Santé. Tu as raison, ils sont pris à la gorge. Et puis, on ne ferme pas des écoles comme ça, sans qu’il y ait forcément quelque chose de grave.
— Ils vont parler de l’acte malveillant ?
— Ils sont dans une situation très embarrassante. S’ils en parlent, ils risquent de créer un mouvement de panique qui pourrait donner envie aux gens de rester chez eux, ou les pousser à se précipiter chez leur médecin et dans les hôpitaux. Il pourrait y avoir les premiers signes d’une désorganisation alors que le virus ne s’est pas encore complètement répandu.
— Mais s’ils ne parlent pas, ils prennent le risque que la vérité finisse par éclater… Ce qui serait peut-être pire…
— En tout cas, nous, on ne doit strictement rien dire. On ne devrait même pas avoir cette discussion entre nous. Je joue ma place et bien davantage.
— Je te rassure, Amandine, il n’y a pas de micro, ici.
— Tu es certain que ton contact à l’OMS ne parlera pas des infos qu’on a échangées avec lui ?
— Évidemment. Ça le mettrait dans une fâcheuse posture, lui aussi, tu ne crois pas ?
L’expression d’Amandine se durcit.
— Tu dois arrêter d’être en relation avec lui. Les types de l’antiterrorisme ont mis le nez dans nos affaires, ils sont sur les dents avec le suicide de Séverine. Ils fouillent les bureaux, ils ont des yeux et des oreilles partout. Faut arrêter de surfer sur Internet, de faire tes recherches.
Phong haussa les épaules.
— Je ne crains rien.
— Si. Je ne veux pas que des types en uniforme viennent ici et t’embarquent. Ce serait la pire des catastrophes. Sans toi, je serais perdue.
Elle se tut un instant. Non, elle n’imaginait pas sa vie sans Phong. Seule, ici, dans ces aquariums… C’était inconcevable et, rien que d’y penser, ça lui donnait mal à la tête.
— Dans tous les cas, le gouvernement va avoir du fil à retordre. Il marche sur des œufs. Comment aborder le sujet H1N1 auprès du grand public ? C’est compliqué, les gens ne comprennent pas grand-chose aux virus. La pandémie de 2009 a laissé des traces, elle a fait très peur. Ajoute l’histoire de l’acte malveillant, et là…
Phong mit son peignoir sur ses épaules. Il avait froid.
— Revenons-en au concret. Parle-moi du virus. De vos dernières analyses.
— Les données que l’on commence à récolter sont terrifiantes. Le taux d’attaque secondaire de ce H1N1 semble très fort. L’un des premiers cas que nous avons enregistrés, ce fameux Théo Durieux qui a été infecté à la cantine du Palais, a contaminé sa femme et ses deux enfants, ceux-là mêmes qui vont provoquer la fermeture de l’école.
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