— Deux secondes, fit Sharko.
Le lieutenant de police se dirigea vers la chambre. L’odeur de la mort commençait à être envahissante. Le cadavre reposait au milieu du lit. Carayol avait, semble-t-il, craché un peu de sang. Ses lèvres, ses ongles étaient rose-violet. Le flic balaya la pièce des yeux, s’imprégna de l’atmosphère, histoire de coucher la scène page 242 de son carnet cérébral à horreurs . Au moins, Séverine Carayol aurait un visage, une place dans sa tête. Les deux types du service funéraire attendaient derrière lui.
— C’est bon.
Quelques minutes plus tard, le corps disparut dans une housse noire, direction l’IML. Un de plus dans la baraque de Chénaix, qui allait s’en occuper avec toute l’ardeur et la méticulosité qu’on lui connaissait. Il serait capable de dire s’il s’agissait d’un suicide ou s’il y avait quelque chose d’autre derrière. Sharko retourna au salon.
— 33 ans. C’est triste.
— C’est triste, oui. Tu restes pour la perquise avec Bertrand ? Faut que je retourne au 36.
— Très bien.
Nicolas désigna l’ordinateur portable posé sur un bureau.
— Et ne vous souciez pas de l’ordinateur, j’envoie un technicien du service informatique le chercher. Il y a aussi un téléphone portable, là-bas, mais il est verrouillé avec un code de protection. On va creuser ses données personnelles. Comprendre qui elle était…
— OK. Il faudra quand même que je te parle de l’autre affaire.
— Quelle autre affaire ?
Regard transperçant de Sharko.
— Ah, tes squelettes…
— Mes squelettes, ouais.
— Du neuf ?
— Plus qu’un peu.
— Tu m’appelles, on fait un point…
Il disparut en un claquement de doigts. Sharko et Casu attendirent que l’appartement se vide des hommes de l’Identité judiciaire. Puis ils se mirent au travail.
En perdant la vie dans des conditions troubles, Séverine Carayol avait perdu son droit à l’intimité. Même avec quelques éléments grippés, le rouleau compresseur du service criminel du 36, quai des Orfèvres, se mettait en action.
Et il allait tout écraser sur son passage.
Dans la cuisine, Lucie était installée face à Amandine qui venait de lui expliquer la manière dont elle avait découvert le corps : l’absence de nouvelles de Séverine depuis la veille, sa venue dans l’appartement à la demande de Jacob, l’horrible vision dans la chambre… Le premier réflexe qu’elle avait eu, raconta-t-elle, avait été d’appeler Phong, son mari. C’était lui qui lui avait ordonné d’appeler la police.
— C’est terrible. Jamais je ne me serais attendue à une chose pareille.
Lucie nota à quel point la chercheuse paraissait anxieuse. Ses mains tremblaient encore un peu, elle avait l’air éprouvée. Pourquoi cette femme au crâne presque rasé ne quittait-elle pas son masque ? Réflexe de chercheuse dans un laboratoire ?
— J’ai travaillé avec elle une partie de la semaine dernière. L’automne est toujours une période chargée en matière de virus, notamment à cause de la grippe saisonnière. J’ai aidé pour les analyses qui arrivent chaque jour au CNR. Ça fait partie de notre job, au GIM. Quand on n’est pas sur le terrain, on fait un tas d’autres activités.
— En quoi consistent ces analyses, exactement ?
— C’est assez simple. On reçoit des échantillons de virus emballés dans des récipients spéciaux et provenant la plupart du temps de laboratoires, de cabinets médicaux, d’hôpitaux. Ils sont accompagnés d’une fiche descriptive du patient qui porte ce virus. On nous demande de les typer, c’est-à-dire de leur donner un visage, une identité. On ne s’intéresse qu’à la grippe. On réagit également sur des alertes de biosécurité, comme dans le cas des cygnes, notamment. Mais ça reste une activité marginale.
— Combien y a-t-il de laborantins au CNR ?
— En moyenne, sept qui ont chacun une paillasse, un espace. Chaque laborantin prend ce qui arrive par le courrier ou par les porteurs, suivant sa charge de travail, et gère le suivi de l’échantillon de A à Z. On enregistre la demande dans la base de données, on analyse, on envoie les résultats, souvent quelques heures plus tard pour les cas les plus standards. Des données partent aussi à Londres pour les statistiques. En cas d’épidémie de grippe ou de pic de maladie, les effectifs augmentent. Au GIM, on sert de renfort. En ce moment, avec l’alerte, on a au moins doublé les effectifs dans le laboratoire. Chacun bosse à plein régime pour analyser le plus de prélèvements possible et comprendre à quel genre de virus H1N1 nous avons affaire.
Lucie n’y comprenait pas grand-chose en matière de microbes, mais elle commençait à entrevoir comment tout cela fonctionnait.
— Donc, la semaine dernière, vous étiez avec Séverine Carayol…
— Oui, la plupart du temps. On bossait côte à côte.
— Comment l’avez-vous sentie ?
— Elle était… tendue. Le nez plongé dans ses éprouvettes, souvent le casque audio sur les oreilles. Elle écoutait de la musique classique, ne parlait pas. Déjà qu’elle n’était pas vraiment bavarde, mais là, c’était silence radio.
— Son état de tension et de repli était donc visible avant qu’elle reçoive et analyse le virus inconnu ?
— Oui. Avant même qu’on découvre le premier cygne mort.
Lucie se leva et ouvrit la porte de la cuisine. La pièce, toute petite, était étouffante. Dans le salon, Sharko et Casu fouillaient dans les tiroirs, accumulaient de la paperasse — relevés de banque, d’assurance maladie… — qui aiderait à cerner le mode de vie de la victime. Franck eut un regard vers elle, hocha la tête pour savoir si tout allait bien. Lucie signifia que oui et retourna à la table.
— Pour en revenir aux cygnes, justement, et afin de mettre de la chronologie dans cette histoire… Excusez-moi, j’ai besoin de bien comprendre…
— Je vous en prie.
— On nous a expliqué que, d’un côté, les premiers oiseaux avaient été volontairement contaminés sur une île allemande entre le 7 et le 8 novembre, soit il y a un peu plus de quinze jours.
— Exact.
— Et que la dispersion volontaire du virus au restaurant du Palais de justice s’est faite mercredi dernier, le 20 novembre.
— Ce qu’on suppose, oui.
— Et vous, à Pasteur, quand avez-vous commencé à analyser le virus en provenance des cygnes, précisément ?
— Séverine a attaqué les analyses le samedi 23 novembre, suite à la découverte de trois migrateurs morts au parc du Marquenterre. Alexandre Jacob nous a fait l’annonce, à tous, dès lundi matin, soit le 25.
Lucie avait tracé un petit schéma sur son carnet, noté des dates, des faits importants, afin d’avoir l’esprit clair.
— Très bien, je vois. L’échantillon de H1N1 est donc arrivé entre les mains de Séverine vendredi dernier, le 22.
— C’est un collègue à moi qui le lui a apporté, en effet. Écoutez, je… je comprends ce que vous faites, mais vous parlez de Séverine comme si elle était coupable de quelque chose de grave.
— Nous envisageons toutes les possibilités. Disons que la concordance des événements entre le suicide apparent et la découverte autour de ce virus est troublante. Et dans la police, vous savez, on n’aime pas les coïncidences.
Amandine signifia qu’elle avait compris d’un petit mouvement des yeux.
— Celui qui a contaminé les oiseaux et nos équipes a forcément sorti le microbe de quelque part. Il était au courant de ce qu’il avait en main : un virus de grippe H1N1 contre lequel personne n’aurait la parade. Je me trompe ?
— Non, vous avez raison.
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