Phong essaya de rester calme. Il avait le don de ne jamais s’énerver, de ne pas paniquer.
— Les dates ?
— Lui, infecté mercredi, symptômes violents samedi. Elle et les enfants n’avaient rien hier, et aujourd’hui ils sont tous malades.
— Soit le mardi suivant… Le délai d’incubation est donc entre deux et trois jours. Ça signifie aussi qu’on en est déjà en pleine vague secondaire. Autrement dit, le virus n’est pas mort de lui-même suite à l’infection volontaire des premiers cas humains. Les conditions atmosphériques, les températures ne le tuent pas. Il se répand d’homme à homme, tout seul comme un grand, comme la grippe saisonnière qui circule en ce moment. Il est noyé dans la masse.
Phong garda un moment le silence. Amandine, de son côté, se leva pour aller avaler deux Dafalgan.
— Combien de personnes touchées initialement à la cantine du Palais de justice ?
— On estime une centaine, il y en a sans doute davantage. Impossible de savoir précisément.
— Hormis la famille Durieux, une idée du nombre d’infections pour chaque cas primaire ?
— Tu te doutes que les équipes de l’IVE n’ont pas pu voir tout le monde, c’est long et fastidieux. Et que désormais… c’est trop tard, le virus est trop étendu. Mais… il y avait systématiquement des cas secondaires pour ceux qui avaient des familles. Un, deux membres touchés, au minimum.
Cette fois, le visage de Phong se crispa.
— C’est beaucoup.
— C’est énorme.
— On pourrait en être à deux, trois cents cas dans la vague secondaire… Et s’ils sont tombés malades aujourd’hui par exemple, c’est qu’ils sont contagieux depuis au moins une journée. Ils ont donc déjà sûrement infecté d’autres personnes, devenues elles-mêmes porteuses du virus sans le savoir. Et ces personnes-là sont indétectables pour le moment.
Phong se leva et se mit à déambuler, sa tasse à la main.
— La troisième vague va arriver.
Il regarda sa montre.
— On est mercredi, plus de 3 heures du matin. Étant donné vos chiffres, vos observations, cette vague devrait jaillir entre ce soir et jeudi. Si on est encore à un taux de reproduction de 2, on court direct à l’épidémie. Le virus réussira à sortir de Paris, si ce n’est déjà fait. Il va se répandre par vagues, comme des cercles à la surface de l’eau. Saut des frontières… Le monde… Pandémie dans quelques semaines… Et aucun vaccin.
Amandine le suivait des yeux sans bouger. Elle n’avait plus de force. Son cerveau tournait au ralenti.
— Rien ne peut arrêter un virus qui aurait un R0 [15] Taux de reproduction de base. Nombre de cas secondaires générés en moyenne par un cas pendant toute sa phase contagieuse dans une population susceptible et en l’absence de mesure de contrôle.
constant proche de 2, poursuivit Phong. C’était le cas de la grippe espagnole. Il suffit d’une personne qui en contamine deux… deux qui en contaminent quatre, qui en contaminent huit, seize, trente-deux, soixante-quatre… Au final, plus de trente millions de morts.
— Notre virus n’est pas aussi dangereux.
— Mais il tuera quand même. Tu as beau prendre toutes les mesures, fermer les frontières, tu peux le ralentir, mais pas l’arrêter. Un virus à R0 constant peut bondir par-dessus les océans en un seul saut. Il suffit d’une fois, une seule… Il y a les oiseaux… Si ça se met en route, si toutes les conditions sont réunies, alors, c’est la catastrophe.
Il termina son thé, cul sec.
— Je ne comprends toujours pas, fit Amandine. Si notre homme a réussi à se procurer cette souche atypique de H1N1, il aurait pu avoir un microbe bien pire, non ? Plus destructeur en termes de vies humaines.
— La grippe n’est peut-être pas la plus destructrice, mais elle est d’une efficacité redoutable en ce qui concerne la propagation. Son délai d’incubation est très court, c’est une grande sportive. Rien qu’en France, on pourrait atteindre dix millions de malades. Parmi les personnes touchées, 99,9 % passeront une mauvaise semaine au lit. Rien de grave, mais cela va entraîner un absentéisme de plusieurs millions de journées de travail, ça va se chiffrer en millions d’euros. Je ne te parle pas de la désorganisation du système de santé, de l’engorgement des hôpitaux, des perturbations de la vie sociale et économique.
— Vu comme ça…
— Ce qui est important, aussi, en termes de vies humaines, c’est que 0,1 % des malades auront de graves symptômes respiratoires et mourront à cause des complications. 0,1 %, ça semble ridicule, mais quand on le ramène à des millions de malades, je te laisse faire le calcul.
Il s’immobilisa au milieu de la pièce. Ses yeux fixaient un point imaginaire.
— Si on étend cela au monde entier… L’air de rien, si vraiment ça va au bout, l’auteur de cette abomination va tuer au minimum des dizaines de milliers de personnes rien qu’en France, Amandine, avant que le premier vaccin n’apparaisse. Je trouve que c’est un score honorable pour un seul homme, pas toi ?
La jeune femme imaginait le gars, tranquillement installé chez lui, à attendre les conséquences, écouter la radio, regarder la télé et constater le résultat de son carnage. Des gens qui allaient mourir, les uns après les autres… Sans moyen d’en réchapper. Des meurtres à distance… Que ressentait-il en ce moment ? De la jouissance ? De la toute-puissance ?
— Quel monstre peut faire une chose pareille ? Jouer avec la nature et la vie d’innocents.
— Quelqu’un qui veut faire peur et très mal. Quelqu’un qui s’en prend à chacun d’entre nous, qui n’a aucun respect pour la vie humaine. Un fou intelligent pour qui la gloire passe par la destruction. Ces types-là ont toujours existé.
Amandine se releva.
— Je suis fatiguée, je ne réfléchis plus très bien, désolée. Allons nous coucher, tu veux ? Je vais juste dormir quelques heures et me lever tôt. Il y a un truc que je voudrais aller vérifier au labo.
— Faudrait que tu lèves le pied, Amandine. Vraiment. Tu ne tiens plus debout et tu prends trop de cachets. Je m’inquiète de plus en plus pour toi.
Ils posèrent leur tasse chacun dans son évier, éteignirent les lumières. Ils se couchèrent en même temps dans leurs grands lits froids, séparés de seulement trois centimètres de Plexiglas incassable.
Ils se tournèrent l’un vers l’autre, se regardèrent à la lueur de la veilleuse d’Amandine, sans parler. Ils n’allumèrent pas l’amplificateur sonore qui leur permettait de discuter. Ce n’était pas nécessaire, cette nuit-là.
Phong plaqua une main sur la vitre, Amandine l’imita.
Et comme elle sentit les larmes monter, elle se retourna et s’empressa d’éteindre la lumière. Elle enfonça la tête dans l’oreiller et fondit en larmes.
Grâce au Plexiglas, Phong ne l’entendit pas pleurer.
8 h 25, mercredi matin.
Sharko marchait le long de la rue Saint-Honoré, les mains dans les poches. L’automne avait pris ses aises, déployé ses armes, assombri les façades, annonçant les rudes journées d’hiver.
Le flic remonta le col de son trois-quarts en peau et accéléra le pas. Il avançait seul, sans coéquipier. À cause du manque d’effectifs, les règles étaient chamboulées, l’organisation habituelle partait un peu en vrille. Lucie était au 36 pour creuser l’histoire de Patrick Lambart, médecin du 2 e arrondissement, mort depuis cinq ans et petit ami supposé de Séverine Carayol jusqu’au mois précédent… Un paradoxe qui, selon Sharko, pouvait se résoudre de deux façons rationnelles : ou Carayol avait menti et n’avait jamais eu de petit ami, ou alors c’était lui, « Patrick Lambart », qui avait emprunté le nom d’un mort et avait trompé la jeune femme sur sa véritable identité.
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