— D’où venez-vous ?
— Faut-il vous rendre des comptes ? dit-il, goguenard. Je suis allé surprendre Fanny au réveil.
Détournant la tête, j’évitai son regard. Il n’avait pu supporter l’absence de cette petite peste et avait quitté son lit à l’aube pour la rejoindre et lui faire l’amour. Cela me mortifiait presque.
— J’ai fait ses courses avant de rentrer. Rien de neuf ?
— Si.
Calmement il a attendu.
— J’en ai assez. Si un policier vient ce matin j’avoue ce qui s’est réellement passé. Ou alors je me rends au commissariat.
— Vous appelez ça du neuf ? Il y a huit jours que vous auriez dû le faire, quand Fanny est venue vous trouver.
Et voilà. Je ne pouvais rien contre cet argument de poids.
— Donnez-moi plutôt du café. Je suis sorti à jeun ce matin.
— Fanny ne vous a pas fait déjeuner ?
Il eut un rire vulgaire plein de sous-entendus. J’ai préparé le café et nous avons déjeuné dans la cuisine. Cette intimité commençait à m’irriter mais je ne faisais rien pour l’éviter.
L’inspecteur Campans vint à onze heures. J’avais l’impression qu’il s’attachait à cette affaire avec ennui, comme s’il n’avait rien d’autre à faire. Je le reçus dans le living. Philippe était dans sa chambre, prêt à répondre au premier appel.
— Vous avez une belle villa, dit-il en entrée en matière. Je comprends que vous ayez pris un pensionnaire…
— M. Sauret loue simplement sa chambre et prend son petit déjeuner. Je ne lui assure pas les repas.
Le ton sur lequel je dis ces paroles me plut. Tout à fait dans le style d’une logeuse qui veut garder ses distances.
— Vous allez vous sentir seule après la mort tragique de votre belle-mère.
Chaque mot paraissait choisi avec soin par cet homme. Je finis par le détailler avec plus de soin. De notre rencontre de la veille je n’avais gardé aucun souvenir de cet inspecteur. Il était de taille moyenne, de carrure normale et vêtu sans beaucoup de soin. La peau de son visage un peu flasque était piquetée par une barbe toujours à l’état naissant certainement. Il avait de petits yeux gris très écartés qui posaient sur les choses et les gens un regard sans grande expression.
J’étais en train de lui expliquer que ma belle-mère menait une vie tranquille et retirée et que je la voyais très peu, quand il m’interrompit :
— Sauret, avez-vous dit ? C’est le nom de votre étudiant ?
— Oui. Je regrette de ne pas m’en être souvenue hier.
— Il est chez vous ?
— Dans sa chambre. Voulez-vous que je l’appelle ?
— Tout à l’heure.
Il continuait d’examiner le living avec une sorte de satisfaction.
— C’est un véritable nid douillet chez vous.
Mon sourire fut un peu forcé. Je n’attendais pas de compliments sur mon installation, mais qu’il parle de la mort de ma belle-mère.
— Comment pouvez-vous supporter la présence d’une personne étrangère ? Est-ce pour améliorer vos revenus ? Peur de la solitude ?
— Suis-je obligée de répondre ?
— Non.
Il regardait un cendrier plein de mégots. Le départ d’Hélène m’avait prise au dépourvu et j’avais oublié de faire le grand ménage.
— Puis-je fumer ?
— Bien sûr. Je ne m’en prive guère moi-même.
— Je vois.
Un prétexte pour amener le cendrier jusqu’à lui et déchiffrer l’inscription des bouts de cigarette. Il y avait énormément de gauloises et quelques cigarettes américaines, celles que je fume.
— Sympathique, ce garçon ?
— Voulez-vous le voir ?
Il soupira. Je l’avais emporté. Chaque fois qu’il me parlait de Philippe, je lui proposais de le faire surgir devant lui en chair et en os.
Il finit par accepter.
— Si vous voulez.
Philippe portait un pantalon de toile et un simple polo. Ses pieds étaient nus dans des pantoufles usées. Il serra la main de l’inspecteur, s’assit à sa droite.
— Vous êtes allé chez M lle Givelle hier au soir ? Vers quelle heure ?
— Cinq heures environ.
Campans vérifia sur son carnet. Il avait dû se rendre chez la vieille demoiselle. Philippe avait tué ma belle-mère avant sa visite, sans doute.
— Elle vous a annoncé que M me Leblanc n’était pas là ?
— Exactement. Je suis revenu en longeant le bassin d’embouchure puis je suis rentré. Quelques minutes plus tard je suis ressorti. J’avais rendez-vous avec quelqu’un.
— Qui ?
— Une fille.
— Son nom ?
— Fanny Escalague.
Campans notait ces différents renseignements.
— Quelle adresse ?
— Quai de Tounis, numéro 44.
Philippe se jetait carrément à l’eau. La moindre hésitation pouvait paraître suspecte.
— Étudiante aux Beaux-Arts, hein ?
— Oui.
Campans paraissait à court de questions. Une simple noyade justifiait-elle tout ce déploiement d’astuces policières ? J’en doutais. Le regard de l’inspecteur insistait parfois sur mes jambes croisées. Peut-être n’était-il venu que pour moi au fait ? Ce n’était pas impossible.
— L’autopsie a été commencée ce matin.
J’ai pris une tête de circonstance.
— Soyez rassurée. Le docteur Javert n’est pas un…
Il s’arrêta à temps avant de dire une énormité. Philippe souriait.
— Vous aurez certainement demain matin l’autorisation d’inhumer.
Dans le fond, j’étais satisfaite. Cela me permettrait de procéder rapidement aux obsèques et de n’envoyer les faire-part qu’ensuite. Un avis dans les journaux suffirait pour amener quelques connaissances à l’église. Les parents lointains ne viendraient pas m’importuner.
— J’ai pu reconstituer une partie du trajet suivi par votre belle-mère. Voyons… Une commerçante du boulevard des Suisses l’a reconnue.
Certainement l’épicière.
— Il était quatre heures environ quand elle est passée devant le magasin. Tout semble confirmer qu’elle est restée plus d’une heure dans l’eau avant d’être repêchée.
Il releva la tête.
— Savez-vous comment on l’a trouvée ?
Je secouais la tête.
— Vous n’avez pas lu le journal ? Bien sûr… C’est un couple de chiffonniers qui pêche les épaves le long de la Garonne qui ont aperçu le corps pris dans les herbes du bord.
J’avais la bizarre impression d’être l’assassin de M me Leblanc. J’étudiais mentalement chaque mot qui s’échappait des lèvres un peu molles de l’inspecteur. Mon regard est tombé sur le bar et j’ai eu une inspiration.
— Un apéritif, inspecteur ?
Son regard terne s’est allumé. J’ai compris que j’avais misé juste, trouvé le défaut de la cuirasse. Je me suis activée pour distribuer les verres, sortir les bouteilles.
— Un Cinzano ? Blanc, rouge, dry ?
— Dry.
Généreusement servi il huma son verre. J’ajoutai une bonne ration de vodka. Philippe, lui, se contenta d’une larme de ce vermouth. Campans licha rapidement son verre et accepta une deuxième tournée. Ses yeux brillaient, me sembla-t-il.
— J’espère qu’il n’y aura pas de complications à l’autopsie, fit-il entre deux gorgées… Ce serait étonnant. Si vous le permettez je vous apporterai moi-même le permis d’inhumer.
En même temps il louchait sur mes jambes et mes hanches. Philippe paraissait s’amuser et nous observait, profondément enfoncé dans son fauteuil. Il fallut une troisième tournée et une bonne demi-heure pour décider l’inspecteur à en finir. Il se dirigea vers la porte parlant de choses et d’autres, ayant certainement oublié qu’il y avait un deuil dans la maison.
Midi sonnait quand il s’éloigna dans la rue. Philippe riait sans bruit.
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