— Laissez-moi ! ai-je murmuré contre sa bouche.
— Pas maintenant.
Nous avons glissé contre le mur, soudés l’un à l’autre. J’essayais de résister mais brusquement la porte de ma chambre s’est ouverte dans mon dos. Le lit n’était plus qu’à un mètre de nous. Je me rendis compte que ma lampe de chevet était allumée. Il avait prévu ma défaite.
Et cette certitude que nous étions seuls et libres me bouleversait bien plus que ses caresses et ses baisers, m’empêchait de penser que j’avais dix ans de plus que lui.
La mort de M me Leblanc, l’enterrement, les remous soulevés par cette affaire éloignèrent Fanny de la villa encore trois jours. Jusqu’au mardi. L’inspecteur Campans m’apporta le permis d’inhumer le dimanche matin, s’attarda jusqu’à midi. Je pris contact avec une entreprise de pompes funèbres, fis transporter le corps de ma belle-mère à l’église Saint-François-de-Paul, la plus proche de mon domicile. Je savais fort bien que cette décision allait m’aliéner l’amitié de mes dernières connaissances.
Durant ces deux nuits, Philippe partagea mon lit. Je ne sais quelle folie présidait à nos amours. Le matin me retrouvait seule et maussade, désavouant cette femme faible qui, chaque fois, acceptait les caresses de ce garçon. Il me fallait plusieurs heures pour retrouver le goût de vivre. Et dès le début de l’après-midi j’appréhendais l’approche de la nuit qui me transformait en femelle veule.
Philippe se doutait-il de mes scrupules ? Il me possédait avec une sorte d’humour féroce, me pliait à ses caprices, très satisfait certainement d’obtenir totale soumission d’une femme de loin son aînée. Personnellement j’avais le sentiment de m’avilir.
Aussi le retour de Fanny me délivra-t-il.
Elle fut là un peu avant midi. Immédiatement, son regard me scruta longuement. Je la trouvai pâle. Ses yeux étaient cernés. Visiblement sa grossesse la fatiguait. Les coins de sa bouche ronde tombaient. J’aurais pu profiter de cette différence entre elle et moi. Je me sentais en excellente forme et le désir de Philippe m’avait donné la preuve que j’étais belle.
Tout de suite Fanny attaqua, se montra mauvaise, capricieuse, insatisfaite. Elle s’installa dans le living, exigea d’être servie, transforma la villa de la façon qui m’aurait épouvantée quelques jours auparavant. Philippe était aux petits soins pour elle, tendre et patient. Il l’aimait véritablement alors qu’il n’avait cherché avec moi que des satisfactions physiques.
Le retour de Fanny marqua le début d’une période incertaine, au cours de laquelle les jours et les semaines passèrent sans que j’y prenne garde. Nous nous enfoncions dans le temps sans en avoir conscience. Le mois de novembre se termina par une période ensoleillée. Les deux amants faisaient des projets d’avenir. Les catalogues des maisons spécialisées s’accumulaient, et chaque soir une commande était faite pour être déchirée le lendemain. Fanny n’était jamais satisfaite.
Une chose. Philippe avait totalement oublié son intention d’avoir la télévision.
Je n’avais guère le temps de m’interroger sur notre étrange intimité. C’est moi qui faisais tout le travail de la maison, préparais les repas. Au nom de quoi ? Je n’avais même plus la crainte d’être mêlée à un scandale. Je les avais acceptés. Cela ne voulait pas dire que je me trouvais heureuse.
Ils fouillaient dans mes meubles, dans mes tiroirs. Un jour, ils ont mis la main sur de vieilles lettres et je me suis battue avec Fanny pour les lui arracher. Voyant que j’étais la plus forte, elle a poussé un hurlement de douleur et s’est ployée en deux.
— Mon ventre ! Oh ! mon ventre !
En moins d’une seconde Philippe fut sur moi et me gifla une demi-douzaine de fois.
— Salope, si jamais tu lui as fait mal, je te crève !
Fanny éclata d’un rire aigu et tout rentra dans l’ordre. Elle avait joué son petit numéro et était satisfaite de la réaction de son mâle.
C’est à cette époque qu’elle a passé sa première visite médicale. Philippe l’a accompagnée et ils en sont revenus l’un et l’autre fort excités. Le médecin avait conseillé à la jeune fille de faire un séjour à la campagne, surtout au printemps, mais de revenir en ville pour l’accouchement. Fanny était étroite de bassin et la mise au monde de l’enfant ne serait pas sans difficulté.
Ce soir-là, elle pleura, s’énerva, usa jusqu’à la corde la tendresse de Philippe.
Par la suite, j’appris sur elle plusieurs détails. Je m’étais toujours étonnée qu’une jeune fille de dix-huit ans vive aussi librement dans une grande ville comme Toulouse. Elle était la cadette d’une famille de dix enfants, et ses parents ne se souciaient pas d’elle. Je compris qu’elle avait connu d’autres hommes avant Philippe, et que son père, excédé, l’avait mise à la porte de chez lui, la traitant de roulure et de traînée. Il avait simplement donné une autorisation écrite pour qu’elle puisse servir de modèle aux Beaux-Arts. Je comprenais mieux l’alliance et l’amour de ces deux jeunes êtres issus de milieux aussi inconsistants. Je ne les excusais pas pour autant.
Ils formaient un bloc solide et parfois ressemblaient plus à un frère et une sœur qu’à un couple d’amoureux. Au fur et à mesure que la maternité future de Fanny se précisait, Philippe redoublait d’attentions à son égard. Elle en abusait et, lui, il trouvait ça normal.
J’avais beaucoup de travail. Ils ne faisaient strictement rien. Le matin ils n’étaient jamais levés avant dix heures et occupaient la salle de bains jusqu’à midi. Non qu’ils aient des préoccupations strictes d’hygiène, mais pour le plaisir. Ils s’admiraient dans la glace, faisaient couler l’eau chaude jusqu’à ce que le cumulus ait épuisé ses réserves.
Ce qui m’étonnait, jusqu’à une sorte d’émerveillement, c’est qu’ils avaient oublié pour quelles raisons exactes ils se trouvaient chez moi. L’agression contre le père Chaudière était certainement devenue un souvenir très confus. Quant à la mort de ma belle-mère, il n’en était jamais question. Ils avaient une mentalité primitive, dépouillée absolument de scrupules sociaux.
L’hiver était humide et froid, et le temps lui-même se faisait leur complice, nous confinait à l’intérieur de la villa.
Je ne les gênais plus. Ils ne prêtaient presque plus attention à moi, me considéraient comme leur domestique, vivaient de toutes leurs forces un rêve merveilleux dans le confort et la sécurité.
Certains drogués ont fait de semblables expériences, voulant toujours aller plus loin dans la découverte de leur poison, se répétant qu’ils pourraient arrêter net dès qu’ils le voudraient. C’est ainsi que j’étais persuadée qu’un beau jour viendrait où je mettrais fin à cette situation. Mais je n’en trouvais jamais l’occasion. Aujourd’hui, à la réflexion, je me demande si je ne prenais pas un plaisir de masochiste à cet état.
C’est au début du mois de décembre que se produisit un grave incident. Il faisait, ce jour-là, un soleil clair et chaud. Je venais de terminer la vaisselle. Fanny et Philippe se trouvaient dans le jardin.
Fanny, assise sur le rebord du petit bassin, souriait à Philippe qui, lui, me tournait le dos. Mais son attitude m’indiqua ce qu’il était en train de faire. J’ai bondi dans le jardin et j’ai tenté de lui arracher l’appareil photographique.
— Où avez-vous pris ça ?
Fanny s’esclaffa :
— Tiens ! elle se réveille.
Philippe me regardait avec surprise.
— Dans votre chambre.
En même temps il éloignait le Royflex à bout de bras.
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