— Que faites-vous, disait-il hargneux, vous ne m’écoutiez pas ?
Pas question de lui expliquer ce qu’elle venait de faire.
— J’ai dû aller fermer une porte qui claquait, dit-elle.
— Et à votre mari, vous allez tout lui expliquer également ? Lui direz-vous toute la vérité ?
— Pourquoi pas ?
— Il a l’habitude que vous veniez en aide aux gens recherchés par la police ?
— Il me comprendra.
— Vous croyez ?
En fait, elle ne savait pas quelles seraient les réactions d’Alexis. Jusque-là, elle avait soigneusement évité de faire la moindre prévision, craignant d’aller au-devant d’une certaine crainte.
— Vous conseillerez à cette personne de ne pas acheter de chien, vous n’irez pas à la police. Pour votre mari, je vous laisse libre de votre décision.
— Vous vous croyez en état de m’imposer votre volonté ?
— Exactement, madame Marjorie Brun. Pour une raison bien simple et que vous ne soupçonnez peut-être pas. Dans votre intérêt et surtout dans celui de votre mari, il vaut mieux que les flics n’interviennent pas.
— Vous bluffez, fit-elle d’une voix mal assurée. Vous ne cessez de bluffer, espèce de pauvre type !
Mais l’inconnu avait raccroché.
Il y avait foule à L’Escale. Beaucoup de gens en tenue de mer, suroîts et cirés, cabans et grosse bouffardes, quelques barbes tapissées de sel.
— Je ne serais pas étonné d’en voir trois ou quatre avec un gilet de sauvetage ou même une bouée en fer à cheval, dit Alexis en frayant un chemin à sa femme jusqu’au recoin où leurs amis se cramponnaient à leur guéridon.
Ils étaient tous là. Les Lombard, Arturo Marino, Pauline Bosson dont les gosses devaient naviguer dans la salle des flippers.
— Vous avez vu ? dit Alexis sarcastique. Tout cela parce qu’un petit coup de vent s’est levé vers les 15 heures.
— Ne riez pas, docteur, dit Vicky. La vedette du port a dû aller chercher deux bateaux qui dérivaient dangereusement.
— Des « z’a moteur », ricana Alexis en s’asseyant auprès d’elle sur la banquette en skaï mauve.
— Un voilier a eu ses voiles emportées, dit Marino. Il faut dire qu’ils sortaient pour la première fois de la saison et qu’ils n’étaient guère amarinés.
— N’empêche, on se croirait dans une réunion de cap-horniers.
— Ici, on parle de ris pris en catastrophe, là de foc qu’on n’a pu changer et qu’on s’est contenté d’affaler à la hâte… Bon, derrière moi, ils ont failli dessaler tant la gîte était forte… Savez-vous que nous sommes environnés de héros ? Sentez-vous cette odeur de rhum qui monte des grogs ? Le rhum ! Voilà qui est digne d’un marin.
Ils le regardaient. Du moins Vicky et Arturo, souriaient. Michel restait sombre, le regard obstinément fixé sur son scotch. Marjorie venait de s’asseoir près de lui et c’était juste s’il avait soulevé une paupière sur un œil vide d’expression.
Mais Marjorie oublia vite Michel pour regarder son mari. Il donnait l’impression d’être joyeux, satisfait de cette soirée et du dimanche qui s’annonçait. Mais sa femme trouvait qu’il forçait son jeu. Il avait décrit tous ces gens ayant essuyé le grain avec une espèce de méchanceté qu’elle ne lui connaissait pas. Il n’y avait que Vicky et Arturo pour rire. L’une possédait assez de cruauté pour se moquer, l’autre n’aimait rien tant qu’un portrait haut en couleur, même s’il était tracé à l’eau-forte.
— Plusieurs bateaux se sont réfugiés au sud, jusqu’à Sète, dit-on, expliqua Marino.
— Quand ce vent se lève, il vaut mieux être au nord si l’on veut rentrer. C’est ce que nous faisons toujours, Marjorie et moi. N’est-ce pas, Marjorie ?
— Elle rêve, dit Vicky. Hé ho ! Marjo, redescends parmi nous !
Marjorie sourit.
— Oui, nous allons toujours vers le nord… C’est plus facile pour rentrer en cas de coup dur.
Son mari la fixa les sourcils froncés, comme si elle avait dit une sottise ou alors comme si, en répétant ces paroles, elle s’était livrée à une parodie qu’il n’appréciait pas.
Ils attendirent si longtemps leurs consommations que le docteur Brun se leva et alla les chercher. Il revint avec un plateau et une serviette sur le bras. Vicky se tordait de rire. Elle en faisait trop en contraste avec son mari de plus en plus ténébreux. Marjorie craignit brusquement un éclat. L’atmosphère n’était pas aussi détendue qu’elle le paraissait. Il y avait Michel Lombard avec ses anxieuses préoccupations, il y avait elle pleine d’un secret étouffant. Il était impossible qu’une rupture dont ils auraient tous à souffrir ne se produise pas.
— Ton porto, ma chérie, lui dit Alexis. Et pour notre cher professeur un autre scotch.
Michel releva soudain la tête et regarda le docteur. Ce dernier se redressa lentement sans détourner les yeux. Mais Marjorie vit se creuser entre ses sourcils fournis cette ride bien connue d’elle qui trahissait une concentration professionnelle. Déjà, Michel baissait la tête, empoignait son verre et buvait.
— À votre santé, dit doucement Marjorie.
Il tressaillit, tourna légèrement la tête vers elle.
— Merci…
— Vous ne paraissez pas en forme.
— Un peu de fatigue simplement… Alexis, lui, a l’air au contraire en excellente condition.
— Oui, fit distraitement Marjorie.
Ce n’est qu’ensuite qu’elle comprit que son voisin aurait aimé poursuivre cette conversation. Mais le spectacle d’Alexis la fascinait. Jamais elle ne l’avait vu déployer autant de faconde et de charme pour Vicky et Arturo. Pour la première, surtout. Alors que d’ordinaire il affirmait ne pas pouvoir la supporter longtemps, plaignait Michel d’être affublé d’une pareille compagne. Et quelque part, caché dans leur immeuble-pyramide, un inconnu menaçait leur tranquillité, avait l’air de prétendre qu’il pouvait nuire à son mari. Qu’y avait-il de commun entre ces deux hommes ? Désormais, elle était persuadée qu’il ne s’agissait plus d’une mauvaise farce. Vicky n’aurait pu tenir longtemps ce rôle. Comment déguiser sa voix, même si celle du téléphone ne lui parvenait que déformée ?
— Vous croyez qu’il y aura de la place ?
— Je vais téléphoner, dit Alexis qui se leva et fonça à travers la foule des plaisanciers.
Vicky annonça la bonne nouvelle :
— On va bouffer à Aigues-Mortes. Un coin épatant, paraît-il, dans la ville fortifiée.
Pauline Bosson qui depuis un moment était allée voir ce que faisait son quatuor de ravageurs, arriva pour entendre l’énoncé du programme de la soirée.
— Il faut que je rentre, dit-elle avec un petit rire gêné. Il se fait tard et je dois préparer le dîner des enfants.
— Vous n’avez personne à qui les laisser ? demanda Vicky, l’air désolé, alors qu’elle savait bien ce que répondrait la pauvre femme.
Pauline soupira :
— Je ne voudrais pas vous ennuyer… Une femme seule, en instance de divorce, ce n’est pas folichon…
— Parce que vous auriez quelqu’un ? fit Vicky avec un manque total d’enthousiasme.
— Oui, la fille de mes voisins de niveau… Je veux dire pas des voisins immédiats, mais les seuls qui vivent ici toute l’année… Elle cherche à se faire un peu d’argent de poche…
Malgré son angoisse, Marjorie eut envie de rire en voyant la tête de Vicky. Pauline les regardait les uns après les autres et Marjorie lui sourit gentiment.
— Puisque vous êtes tous si sympathiques… Je vais les amener chez moi… Je n’en ai pas pour longtemps… Je vous retrouve ici.
À peine avait-elle disparu que Vicky lança un « merde » mortifié.
Читать дальше