— Un instant, je vais me laver les mains à la cuisine.
M me Breknov lui cria qu’elle allait acheter un gros chien et qu’elle le lancerait sur l’homme lorsque ce dernier hanterait son couloir.
— Mais il vous faudra sortir cet animal, dit-elle en revenant dans le living, le nourrir.
M me Breknov la regardait avec l’inquiétude d’un enfant qui doit renoncer à un rêve.
— Vous croyez ? Est-ce qu’on ne peut pas en louer un pour quelques jours ?
— Je me renseignerai.
— J’ai remarqué autre chose… L’homme doit fumer… Une odeur de tabac m’est parvenue…
Comment pouvait-elle avoir respiré une odeur de fumée alors que les portes palières, très épaisses, joignaient parfaitement. N’était-ce pas une hallucination ?
— Quelqu’un avait pu passer auparavant.
— Pas du tout. Ce n’était pas une odeur de tabac froid, ce que je déteste.
Dans ce cas, comment l’homme avait-il pu se procurer des cigarettes et comment ne lui en avait-il jamais demandées ?
— C’est curieux, en effet, dit-elle, mais elle ne faisait qu’extérioriser son propre étonnement. Il faut que je rentre.
— Votre mari est là ?
— Pas ce matin, avez-vous besoin de quelque chose ?
— Ma femme de ménage doit passer en fin de soirée… Mais si votre mari est là jusqu’à lundi, je n’oserai jamais vous appeler au bout du fil si jamais… Enfin, si je constate quelque chose d’étrange.
— Ne vous en privez pas, madame Breknov.
— L’avez-vous mis au courant ?
Marjorie ne pouvait lui mentir. Elle secoua la tête.
— Non, pas encore, je n’ai pas eu l’occasion, à vrai dire.
— Vous doutez de moi, n’est-ce pas ? murmura Sonia Breknov désolée.
— Pas du tout… Mais je le ferai…
— Seul un homme peut obliger cet affreux concierge à faire quelque chose. Votre mari saura bien l’y contraindre.
— Certainement, madame Breknov… Mais ne vous dérangez pas, je connais le chemin.
Sur le palier, elle regarda la porte close de la vieille actrice puis le couloir qui s’enfonçait vers la droite. Elle le suivit un moment, puis se pencha vers un petit cylindre de cendres grises. L’inconnu fumait peut-être le cigare. Il pouvait en avoir trouvé dans l’appartement où il se cachait, mais cela ne signifiait pas qu’il soit un grand fumeur.
Elle installa une chaise longue en plein soleil, enfila juste un slip de bain et s’exposa au soleil. Elle ne mangerait rien au repas de midi. Il lui fallait perdre rapidement un kilo ou deux pour faire disparaître quelques petits renflements suspects à hauteur des hanches. Mais elle eut bientôt soif, alla se préparer un jus d’orange, le rapportait sur la terrasse lorsque le téléphone vibra. Elle pensa à M me Breknov et décrocha.
— Petite cachottière, lui lança la voix inconnue sur un ton moqueur. Vous aviez prétendu que votre mari resterait à la maison et il est parti à son travail.
— Vous le connaissez donc ? répliqua Marjorie qui, par la suite, fut très satisfaite de sa présence d’esprit.
Il y eut un court silence.
— Vous ne répondez pas ?
— Eh bien, soit, disons que je le connais. J’ai appelé plusieurs fois et vous n’avez pas répondu.
— Comment le connaissez-vous ?
L’homme ricana. Marjorie était certaine qu’il camouflait sa voix mais ne savait comment il procédait.
— Un jour, je vous expliquerai.
— Pourquoi pas maintenant ?
— Non, plus tard.
Marjorie respira profondément pour se donner du courage.
— Vous feriez mieux de me le dire tout de suite… Je n’ai pas l’intention de supporter votre présence plus longtemps dans cet immeuble.
— Ah, vraiment ?
Le ton goguenard l’irrita au plus haut point.
— Et je ne suis pas la seule ! cria-t-elle, furieuse.
— Vous n’êtes pas seule ?
Cette fois, il ne songeait plus à la traiter avec désinvolture et elle se mordait les lèvres de son imprudence.
— Expliquez-moi donc qui d’autre que vous se doute de ma présence ?
— Vous avez été imprudent, dit-elle. On vous a vu dans les couloirs.
— Précisez.
Elle haussa les épaules comme s’il pouvait la voir.
— Précisez ! hurla-t-il d’une voix presque hystérique qui l’effraya.
Brusquement, elle devina quelle réserve de violence habitait cet homme seul et peut-être traqué.
— Ne criez pas ainsi dans un appartement inoccupé, fit-elle avec ironie. Vous êtes d’une imprudence folle. Autre chose, aussi. Lorsque vous vous promenez dans les couloirs, évitez donc de fumer, surtout dans un secteur où personne n’allume jamais une cigarette.
De lui clouer le bec aussi facilement, elle fut prise d’un fou rire nerveux, dut boucher le micro de sa main pour laisser échapper quelques petits soupirs.
— Vous faites bien de me prévenir, dit-il.
— Je vous laisse une chance, mais si lundi vous êtes encore là, je me verrai forcée d’aller trouver la police.
— Et que leur direz-vous ? Que depuis plusieurs jours, vous conversez avec moi, vous me nourrissez ?
— Je sais également mentir, dit-elle, et je saurai bien inventer une histoire qui m’innocentera.
— Vous vous croyez en position de force, peut-être ?
— Pas du tout. Vous avez eu le temps de vous reposer et de réfléchir à ce que vous allez faire. Au fait, comment va cette fameuse blessure ? Vous ne m’en parlez guère…
— Vous croyez que je vous ai raconté des histoires ?
— Je n’en sais rien. Peut-être avez-vous voulu m’attendrir… Ou alors il s’agissait d’une autre blessure, plus profonde, qu’il est impossible de guérir par une thérapeutique ordinaire.
— C’est la femme du psychiatre qui parle ?
Marjorie dut s’asseoir sur l’accoudoir d’un fauteuil.
— Vous savez aussi cela ?
— Je vous l’ai dit, je sais beaucoup de choses. Mais, si je comprends bien, vous venez de me lancer un ultimatum ?
— Quelqu’un a décidé d’acheter un chien, une bête capable d’attaquer un homme et de le lancer sur vous dès que vous rôderez de nouveau dans les couloirs. Je ne crois pas que vous ayez intérêt à accepter cette sorte de défi.
— Ce quelqu’un, ce n’est pas M me Marjorie Brun, par hasard ?
— Pas du tout.
— Alors, c’est une personne qui a très peur. Une personne qui se sent terriblement seule, désarmée… Voyons, voyons… Une vieille personne, peut-être. Une de ces personnes qui se barricadent dans leur appartement, qui ont encore bonne vue et bonne ouïe, mais qui ont quelques difficultés à se déplacer.
Marjorie sentait ses cheveux se hérisser sur sa nuque et son corps dénudé à l’exception du slip se couvrit de chair de poule. Soudain, elle se trouva impudique à converser avec cet inconnu au téléphone.
— Vous vous trompez, dit-elle. Vous vous trompez terriblement… En fait, c’est bien moi qui vais acheter ce chien…
— Cachottière et menteuse… Je suis certain que vous devez donner le change à votre mari et à vos relations.
— Je vous en prie, dit-elle, quittez cet immeuble au plus vite. Lundi, je ferai ce que j’ai dit.
— D’une part, vous prévenez la police, et, de l’autre, vous achetez un gros chien, c’est vraiment contradictoire.
De la main, Marjorie essaya d’atteindre une couverture mexicaine qui recouvrait un pouf. Elle dut étirer le fil au maximum mais n’effleura le tissu bariolé que du bout des doigts.
— Cette fois, je vous ai bien contrée.
— Vous êtes prévenu, dit-elle.
— Mais ce n’est pas vous qui achèterez le chien. Pas plus que vous n’irez parler aux flics.
Elle dut écarter l’appareil pour pouvoir attraper la couverture. D’une main, elle s’en drapa plus ou moins. La chaleur de cette laine lui rendit un peu de confiance.
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