— Vous êtes gais ! lança Vicky en levant les yeux au ciel.
— C’est passionnant, ajouta Arturo sans conviction.
Pauline Bosson quitta la table, se dirigea vers les toilettes. Les yeux pleins de larmes, mais n’était-ce pas normal lorsqu’on avalait de travers ?
— Faut-il absolument gâcher la soirée de Pauline ? demanda Marjorie en s’efforçant de calmer sa propre indignation.
Arturo applaudit silencieusement.
— Ah ! notre adorable Marjorie, toujours prête à passer du baume sur les plaies.
— Depuis des mois elle vit avec ses affreux marmots, et ce soir n’a-t-elle pas une occasion rare de se divertir un peu ?
Alexis la regarda longuement et elle préféra baisser les paupières que de supporter ce regard flamboyant. Durant quelques secondes, la soirée faillit basculer dans le drame, dans un cauchemar de véhémence.
— Tu as raison, dit son mari. Et pour que ce soit vraiment une fête, que l’on apporte du champagne !
Lorsque Pauline revint, le serveur débouchait une bouteille. Alexis lui désigna la flûte de leur amie.
— Servez madame en premier. Nous allons boire à sa santé… Que la fête commence donc.
Lentement, avec des prudences effarouchées, tout finit par rentrer dans l’ordre. Pauline osa même rire et Vicky adora la bourride. Seul Michel retomba dans son mutisme et Marjorie le vit se dégonfler comme une baudruche. Il semblait vouloir ratatiner son corps autour de son mal secret.
Au dessert, Vicky devint extravagante et Pauline Bosson commença de larmoyer sur la gentillesse de ses amis, sur sa solitude de divorcée.
— Si vous saviez comment on peut se sentir seule au milieu de quatre enfants comme les miens.
— Ça, je vous crois, fit Vicky en saisissant sa flûte de champagne.
Arturo Marino rêvait tout haut d’un tableau fantastique dont l’idée venait de le poignarder.
— Un coup au cœur, disait-il, c’est ainsi que je pressens que ce sera une bonne toile.
Alexis buvait beaucoup. On avait apporté d’autres bouteilles de champagne. Arturo en avait commandé deux d’un coup et Vicky avait harcelé son mari jusqu’à ce qu’il sorte de sa prostration.
— Tu ne vas pas te défiler, hein ? cria-t-elle vulgairement.
Marjorie continuait d’épier son mari, de plus en plus fascinée, angoissée. Il dominait la tablée, avait parfois dans le regard des lueurs de mépris, de fatigue. D’autres fois, il haussait les épaules avec une indulgence presque royale. Elle eut l’impression fugitive qu’il se prenait pour une sorte de maître, un dieu peut-être qui réglait à volonté le comportement de ses sujets. Et, peu à peu, elle en vint à l’idée qu’il avait souhaité provoquer une sorte de psychodrame mais que, dans un ultime souci de politesse, il avait habilement dévié cette violence sourde qui avait affleuré au début du repas.
— Il faudra que je vous parle… Un jour…
Une nouvelle fois s’élevait, comme une incantation, le murmure de Michel.
— Est-ce bien nécessaire ? fit-elle la bouche à peine entrouverte et la dissimulant en outre derrière sa flûte qu’elle n’avait laissé remplir que deux fois.
— Je vous en prie, il le faudra absolument.
Elle se réveilla parfaitement lucide et en excellente forme. N’eût été cette inquiétude continue de savoir cet inconnu tapi dans l’immensité de l’immeuble, elle aurait apprécié la nouvelle journée qui s’annonçait belle, avec autant de joie qu’autrefois. Alexis dormait d’un sommeil très lourd. Dans la nuit, il avait beaucoup transpiré, s’était débarrassé des couvertures. Craignant qu’il ne prît froid, elle l’avait recouvert et il avait balbutié des sortes d’injures.
Rapidement, elle s’habilla, bien décidée à aller acheter des croissants. C’était nécessaire à l’harmonie de son dimanche et elle ne voulait rien changer à ses habitudes malgré les menaces sournoises qui la guettaient.
En revenant de chez le boulanger, elle reconnut la silhouette sèche qui se trouvait à cent mètres d’elle. Il n’y avait que M me Rafaël pour avoir cette allure-là et ce strict deux-pièces pantalon-veste de couleur bleu clair. Elle hâta le pas, espérant la rattraper avant qu’elle ne pénètre dans l’ascenseur. M me Rafaël et son mari habitaient Toulouse et venaient deux ou trois fois dans l’hiver mais généralement vers Pâques et la Pentecôte. Lui était à la tête d’une maison de contentieux et elle l’aidait. C’étaient des gens courtois, cultivés, mais très soucieux de préserver leur intimité. Les Rafaël leur confiaient habituellement leur clé pour ouvrir les fenêtres et vérifier si l’entretien était bien effectué. Marjorie avait un peu d’inquiétude car depuis quinze jours elle n’avait pas pénétré dans leur appartement, mais en principe tout devait être en ordre.
Dans le hall d’entrée, elle eut quand même un doute et préféra se renseigner auprès du concierge. L’ancien militaire, sergent prétendait Sonia Breknov et non adjudant, lui confirma que M. et M me Rafaël étaient là depuis la veille.
— Ils sont arrivés vers 20 heures, fit le concierge.
Elle lui trouva une expression bizarre.
— Ils n’ont pas d’ennuis ?
— D’ennuis ? C’est selon, dit l’homme. Excusez-moi, il faut que je rentre, maintenant.
C’était vraiment un drôle de type. Il faudrait qu’elle lui parle de Sonia Breknov. Il n’avait pas le droit de la traiter comme il le faisait. Mais comment lui faire une observation sans préciser que la vieille actrice n’avait pas des visions ?
C’était avouer qu’elle-même savait quelque chose sur la présence d’un inconnu dans l’immeuble.
Alexis dormait toujours. Elle prépara du café très fort pour elle-même, y versa un peu de lait et mangea ses croissants avec appétit. Si Alexis le désirait, elle lui porterait son plateau quand il s’éveillerait et peut-être pourrait-elle provoquer ses confidences. La veille, elle s’en souvenait fort bien, elle avait essayé de lui poser des questions, mais il n’avait pas paru comprendre de quoi elle voulait parler car, évidemment, elle avait dû prendre des précautions.
Son déjeuner terminé, et comme Alexis dormait toujours, elle décida d’appeler les Rafaël chez eux. Ce fut lui qui décrocha et plus que jamais il lui parut d’un laconisme désespérant. Elle le connaissait assez bien pour ne pas s’en formaliser, mais ce matin-là elle trouva qu’il exagérait et que son attitude frisait même la froideur.
— Puis-je parler à M me Rafaël ?
— Un instant, je vais voir.
Elle patienta près d’une minute. Fallait-il autant de temps pour que M me Rafaël vienne au bout du fil ? Elle comprit que quelque chose clochait quelque part et imagina le couple en train de discuter sur l’opportunité d’accéder à sa demande.
M. Rafaël parla enfin :
— Je suis désolé, mais mon épouse ne peut pour l’instant…
Son épouse. Il fallait s’appeler Rafaël pour s’exprimer ainsi. Et pourquoi « son épouse » n’avait-elle pas le temps de venir à l’appareil ? Marjorie, qui estimait n’avoir rien à se reprocher, fut prise d’un besoin de clarifier la situation.
— Veuillez m’excuser, monsieur Rafaël, mais je me dois d’insister. Sinon, j’en conclurai que vous avez quelque chose à me reprocher. Et je ne crois pas avoir mérité un tel traitement.
Elle termina en souriant, trouvant que c’était bien tapé. M. Rafaël bredouilla, s’excusa, dit qu’il allait en référer à son épouse et que celle-ci ne manquerait pas de la rappeler.
— Très bien, dit Marjorie, je suis chez moi.
Tranquillement, elle raccrocha, croyant pouvoir oublier l’incident, mais un quart d’heure plus tard, elle tournait en rond dans l’attente d’un appel.
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