— J’ai fais une gaffe, non ?
On l’assura du contraire. Alexis, qui revenait, affirma qu’il aimait bien Pauline Bosson.
— Si elle tarde trop, on file, déclara Vicky en allumant une cigarette.
— On ne peut pas lui faire ça, protesta Arturo Marino.
L’Escale se vidait petit à petit et Alexis proposa une autre tournée pour prendre patience. Michel refusa un second verre, Marjorie en fit autant.
— C’est nous les trois poivrots, mon vieux Ringo, dit le docteur Brun au barman.
— Ça n’a pas l’air de vous faire beaucoup de mal, répondit Ringo.
Alexis vida son verre d’un trait, se leva avec entrain.
— Je vais chercher la bagnole. On est six, pas la peine d’en prendre deux. Arturo prendra Pauline sur ses genoux. Au fond, voilà un mariage possible. Mais il faudra supporter les quatre terribles.
Marino leva les yeux au ciel. En voyant partir son mari, Marjorie crut avoir un pressentiment. Il devait aller jusqu’au parking, certainement désert. Et si jamais cet inconnu…
— Ah ! non, dit Vicky, tu ne vas pas le suivre comme une mère poule.
Elle se rassit, ouvrit son sac pour y prendre son paquet de cigarettes. Au même instant, elle entendit comme un murmure, tourna les yeux et se rendit compte que Michel lui parlait :
— Je voudrais rentrer chez moi… Je serai un compagnon ennuyeux au possible. Croyez-vous que ce soit possible ?
Effarée qu’il lui demande un tel conseil, elle resta muette un court instant.
— Ça ne va vraiment pas ?
— Je me sens mal à l’aise… Que pensez-vous que je doive faire ?
— C’est à vous de décider, fit-elle sans remuer la bouche.
D’ailleurs, Vicky discutait avec Arturo sans faire attention à eux.
— Si je refuse de venir, tout tombe à l’eau, n’est-ce pas ? Vous avez envie de cette sortie ?
— Il ne s’agit pas de moi, fit-elle agacée, mais de vous.
— Très bien, je vais faire un effort.
Lorsqu’elle était adolescente, toutes ses copines se vantaient de rendre les garçons fous d’elles ; jeune fille, ses amies prétendaient faire des ravages. Femme, il lui suffisait de regarder Vicky qui se croyait toujours traquée par des mâles en chaleur. Pour sa part, elle s’était toujours montrée modeste et manquait d’assurance pour se faire à l’idée qu’un homme pouvait la trouver à son goût. Mais Michel Lombard avait tout l’air d’un amoureux transi auprès d’elle. Jouait-il la comédie ? Vicky prétendait qu’il couchait avec ses élèves d’université. Quel personnage était-il en fait ? Était-ce bien décent et utile de se préoccuper de sa personnalité alors que celle de son mari ne lui paraissait pas aussi claire qu’elle l’aurait cru au matin de cette journée ?
— Je le fais pour vous, Marjorie.
Elle fit semblant de ne pas avoir entendu. D’ailleurs, Pauline arrivait, rayonnante. Elle s’était changée en hâte, maquillée et Marjorie la trouvait plaisante à regarder.
— Alors, vous les avez casés ? demanda Vicky.
— La petite voisine ne demandait pas mieux.
— Ils vont la dévorer toute crue.
Pauline eut un petit rire, fit quelques allusions égrillardes sur la précocité de Moby, le cadet, ajouta que la jeune fille en question n’avait pas non plus froid aux yeux.
— Vous n’avez pas peur qu’elle vous les débauche ? demanda Vicky qui avait du goût pour le graveleux.
Comme s’il n’en pouvait plus, Michel se leva et se dirigea vers la sortie.
— Je crois qu’Alexis est là, dit Vicky.
Elle se précipita et lorsque Marjorie arriva, ce fut pour la trouver devant, près de son mari.
— Venez, je vous ai laissé une petite place.
Le trajet fut rapide, à peine un quart d’heure jusque devant la porte du restaurant au centre de la vieille ville fortifiée. Seule Vicky parlait sans arrêt. Elle avait déjà pas mal bu et se laissait aller. Lorsque Marjorie vit sortir Alexis de la voiture, elle eut l’impression qu’en quinze minutes on l’avait transformé. Il sortit son mouchoir et épongea son front tout en verrouillant les portières. Instinctivement, elle alla vers lui, posa la main sur son bras. Il tourna la tête violemment, la regarda comme s’il ne la voyait pas.
— Nous rentrons ?
— Je me demande ce que je fais là, dit-il d’une voix hargneuse. Une connasse, un barbouilleur qui se croit du génie, une autre connasse molle et bouffée aux os par ses crétins de gosses, un intellectuel qui fait de la déprime.
— Nous sommes ensemble, murmura-t-elle avec douceur.
— Ensemble ? Tu es toi et je suis moi… Je me demande même si je suis moi, parfois… Où est-il, mon véritable moi ? Dans le pitre de tout à l’heure, dans l’imbécile qui invite ces gens stupides à bouffer, le psychiatre qui écoute des dingues à longueur de journée ? Dans la peau de ce type suffisant et qui se croit assez fort pour répondre à des questions inquiétantes ?
Elle ne comprenait pas. Les quatre autres les regardaient, étonnés de voir se prolonger leur aparté. Déjà, Vicky faisait un pas en avant.
— Nous voilà, nous voilà, fit Alexis Brun sur un ton qui les fit s’entre-regarder. Vous aviez peur que je me défile, hein ? Quelle blague sinistre si nous filions, Marjorie et moi, bouffer ailleurs…
Marjorie lui serra le bras pour le faire taire, le poussa en avant. On les conduisit à leur table, on s’empressa autour d’eux. Vicky tendait sa tête de linotte en haut d’un cou qu’elle devait trouver long et gracieux, mais qui, parfois, lui donnait l’allure gauche d’une autruche, pensait Marjorie.
Le repas commença dans un silence impressionnant. Voyant Pauline Bosson si gênée qu’elle ne savait où se mettre, Marjorie comprit que la brave femme s’imaginait être la cause de ce refroidissement d’atmosphère. Elle essayait de lui sourire pour la rassurer, mais rien n’y faisait. Vicky commença alors son numéro habituel. Lorsqu’elle était de mauvaise humeur, elle dénigrait tout. La cuisine, le service, le cadre. Les deux premiers étaient parfaits, le dernier laissait un peu à désirer. Trop de souvenirs tauromachiques au goût de Marjorie encombraient les murs de gros crépi de la salle.
— Vous n’allez pas me dire que ce gratin de moules est dégueulasse, fit Alexis avec un sourire sur les lèvres mais les yeux froids.
Vicky était quand même assez fine mouche pour ne pas risquer d’envenimer la situation.
— Il est excellent, mais j’aime manger dans la joie et la détente. Je n’aime pas qu’on me fasse la gueule sans savoir pourquoi.
En même temps, elle regardait son mari. Ce dernier mangeait sans même écouter ce que disait sa femme.
— Soyez franche, dit Alexis. Ce n’est pas Michel qui fait la gueule, c’est moi.
Pauline Bosson faillit s’étrangler. Elle mangeait trop de pain, et d’une façon nerveuse. Arturo Marino s’en rendit compte et lui tapota gentiment le dos. Cela fit un peu diversion, mais, effrayée, Marjorie comprit que son mari ne tenait pas Vicky quitte pour autant.
— Je fais la gueule parce que j’ai parfois des sautes d’humeur.
« Non, dit mentalement Marjorie. C’est faux. Ou alors tu me les as toujours dissimulées. »
— Mais Michel, lui, a des problèmes encore plus sérieux…
Il pointait les dents de sa fourchette vers le professeur.
— N’essayez pas de me tromper, mon vieux… J’ai l’œil professionnel quelles que soient les circonstances.
Le mari de Vicky parut sortir de sa torpeur et Marjorie le vit grandir. Il se redressait, son torse s’emplissait d’air et elle craignit le pire.
— L’œil avec lequel vous découvrez les fous ?
— Je vous interdis de prononcer ce mot, fit Alexis entre ses dents serrées. Ou alors servez-vous-en pour désigner chaque homme de la Terre. Car nous sommes tous fous, aliénés à des niveaux différents…
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