Cette femme voulait prouver quelque chose que Marie entrevoyait sans le définir exactement. Peut-être que leur mode de vie conduisait Julie vers la catastrophe. Elle représentait la morale sociale et cette intime conviction la rendait odieuse.
Exaspérée, Marie commença d’ouvrir sa fenêtre pour lui crier de s’en aller, de cesser de surveiller sa maison. Lorsqu’elle commença de repousser les volets la R 8 s’éloignait enfin sur le chemin défoncé et elle hurla quelque chose dont elle ne se souvint même pas. Les mouettes continuaient de crier au-dessus de la maison.
Épuisée, elle descendit lentement jusqu’à la cuisine, but un verre d’eau fraîche puis songea à la feuille de papier qu’elle avait roulée en boule avant de la jeter à la poubelle. Elle la défroissa et dut la relire deux fois pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas.
« Je vais faire un tour à moto avec Gildas. Ne t’inquiète pas. Je serai là avant la nuit. Julie. »
Si elle avait été polie, si elle avait laissé M me Cauteret entrer la première dans la cuisine, celle-ci aurait pu lire ce message et dès lors aurait compris que Marie l’avait dupée. Qu’il n’y avait ni amie ni désir vrai de suivre ses conseils.
Ainsi donc Julie avait doté ce Gildas d’une moto. Elle devait courir dans la sorte de lande qui s’étendait tout au long de l’étang en s’imaginant sur le siège arrière d’une moto, grisée par la vitesse et le vrombissement du moteur.
Marie ne cédait à aucune complaisance indulgente. Julie, en dotant ce compagnon imaginaire d’une moto imaginaire l’effrayait. Jusqu’à présent, ses créations se maintenaient dans les limites floues d’une silhouette à peine esquissée. Maintenant c’était une moto, un engin qu’elle pourrait peut-être décrire, dont elle donnerait éventuellement la marque, la cylindrée, la couleur.
Le matin, en tournant la clef du verrou, elle avait eu le pressentiment d’enfermer sciemment la petite fille dans un autre monde. Elle aurait dû l’entraîner avec elle. Ce jeudi-là s’annonçait comme une journée décisive, une journée clef et elle avait eu la faiblesse de croire qu’elle pouvait se tromper, qu’elle se faisait des idées.
Maintenant il lui fallait attendre et lorsqu’elle se rendit compte qu’elle guettait un bruit de moteur elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque.
Dans la nuit venue depuis une heure maintenant la maison brillait comme un phare. Marie avait ouvert tous les volets, allumé toutes les lampes. On devait l’apercevoir de loin et dans les rares habitations dispersées le long de l’étang les gens se demandaient sans doute quelle fête inattendue se déroulait dans la vieille bâtisse.
Immobilisée sur place par l’ignorance de ce qu’il fallait entreprendre, Marie ne pouvait qu’attendre le retour de sa fille. Depuis la fenêtre de sa chambre elle essayait de sonder le mystère de la nuit au-delà de la clarté diffusée par toutes les lumières de la maison. Cette illumination ne recevait aucun écho. Tout autour et à des kilomètres la nuit restait noire. Seul, parfois, un trait de feu courait vers le sud ou vers le nord, de l’autre côté de l’étang, là où la ligne de chemin de fer Narbonne-Perpignan empruntait un isthme étroit, un cordon de sable entre deux étangs.
À 21 heures, affolée, elle pensa qu’il lui fallait appeler à l’aide. Prévenir la gendarmerie, les pompiers, expliquer que sa petite fille avait disparu. Que pourraient faire tous ces gens par une nuit pareille ? Un vent gras d’humidité venu de la mer souillait la terre. D’apparence, il était moins froid que celui du nord, le Cers, mais finissait par transpercer les vêtements. Elle avait essayé de faire l’inventaire des habits emportés par Julie, n’y parvenait pas. La petite fille désordonnée en laissait dans toutes les pièces. Ne pouvant décrire comment elle était habillée, elle passerait pour une mauvaise mère. Et quand le jour se lèverait, les autres accourraient. La belle-sœur, la nièce, M me Cauteret. On l’accablerait encore. Mais qu’importait si l’on retrouvait Julie. Combien de temps lui faudrait-il encore pour qu’elle renonce à cette moto mythique, pour qu’elle renvoie ce Gildas dans le néant ? Où se retrouverait-elle ? Peut-être à des kilomètres de la maison, dans un paysage nocturne qui l’épouvanterait. Jamais elle ne pourrait revenir avant l’aube.
— Maman.
Dans le rectangle jaune que projetait la fenêtre, Julie agitait le bras. Marie déboula dans l’escalier, sut résister au dernier moment au désir frénétique de l’étouffer dans ses bras.
— Je devenais folle, dit-elle simplement.
— Nous avons crevé… Assez loin d’ici… Gildas est allé à la recherche d’un garage en poussant la moto et moi j’ai coupé tout droit.
— Non, dit Marie, non… Il n’y a pas de moto, il n’y a pas de Gildas… Tu es partie sans t’en rendre compte, comme une somnambule, et puis tu t’es réveillée loin d’ici… Je t’en prie, ne me parle plus de moto, de Gildas… Je t’en supplie.
Julie glissa comme une ombre vers la cuisine et quand sa mère la rejoignit elle refermait la porte-fenêtre.
— De loin, j’ai cru que c’était un arbre de Noël géant… Maintenant il faut tout fermer sinon les gens finiront par venir…
Lorsqu’elle passa près d’elle, Marie respira une odeur froide d’essence, de cambouis. Elle l’entendit qui fermait tous les volets du premier. Pourquoi avait-elle perdu la tête, prononçant ces mots irrévocables ? Lorsqu’elle revint, Julie s’était changée, portait une robe de chambre. Sa mère ne trouva sur elle aucune odeur d’essence et de cambouis. Elle avait dû s’autosuggestionner.
— Je meurs de faim, dit la petite fille.
Elles dînèrent dans un silence agaçant, n’échangeant que quelques sourires. Lui dire d’oublier ces mots imbéciles de tout à l’heure ? Nouvelle maladresse.
— Tu dois être fatiguée… Nous allons nous coucher tout de suite… Je ferai la vaisselle demain.
— Cette femme est revenue…
— M me Cauteret… Je sais… Elle m’a attendue et m’a suivie lorsque je suis rentrée… Tu l’as donc vue la première fois ?
— Elle a fait plusieurs fois le tour de la maison, s’est approchée des volets de la porte-fenêtre, ici… Je n’ai pas osé éteindre la lumière car elle devait l’avoir aperçue. C’est après qu’elle soit partie que nous… que j’ai quitté la maison.
— Tu sais, j’étais dans mes petits souliers, dit sa mère en essayant d’être amusante. Cette bonne femme ne me quittait pas d’un pouce. C’est une chance que tu n’aies pas été dans la maison. Une autre que j’aie pu m’emparer de ton mot avant qu’elle n’y ait jeté un coup d’œil. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser et lorsque je lui ai dit que j’étais obligée de rentrer après l’avoir raccompagnée, elle est restée un bon moment dehors.
Julie resserrait les bords de sa robe de chambre comme si elle avait froid.
— Elle reviendra jeudi prochain.
— Nous avons huit jours devant nous, dit sa mère, largement le temps de trouver une solution.
Elle soutint le regard de sa fille avec une assurance tranquille qu’elle était loin d’éprouver.
La semaine s’acheva dans une certaine quiétude. Le vendredi soir, Julie rejoignit sa mère à son bureau et comme Marie ne travaillait pas le samedi, elle put aller attendre sa fille à l’arrêt du car.
— Veux-tu que nous allions à la mer demain ? proposa-t-elle à Julie. Nous pourrions emporter un pique-nique.
Ainsi, elles éviteraient de rencontrer Germaine et Gilberte.
— Je préfère rester à la maison, répondit Julie.
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